A la différence dautres religions, Jésus na pas donné de consignes particulières en matière dalimentation. Il a déclaré « purs » tous les aliments : « ce nest pas ce qui entre dans la bouche qui souille lhomme ; mais ce qui sort de la bouche, cest là ce qui souille lhomme. » (Mathieu 15,11) A ses apôtres qui ne comprennent pas, il ajoute encore : « Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche va dans le ventre et est rejeté au lieu secret ? 18. Mais ce qui sort de la bouche vient du cur ; et cest là ce qui souille lhomme. 19. Car du cur sortent les mauvaises pensées. »
Le régime alimentaire nest pas une priorité pour le Christ. Lalimentation oui, car lêtre humain doit manger à sa faim. Et nourrir les affamés a toujours été une priorité des Eglises et des saints. Quiconque a souffert de la faim sait la morsure de ce fléau.
Mais avec lentrée dans le troisième millénaire et lévolution de nos civilisations lêtre humain sinterroge. Peut-on se nourrir en détruisant dautres vies, en prenant celle des animaux ? Que penser des végétariens ? Ont-ils raisons ? Nous allons tenter dy répondre.
Au temps du Christ, dans de nombreux territoires encore aujourdhui et il ny a pas si longtemps dans les pays industrialisés, lalimentation est une question de vie ou de mort. Disserter sur le fait de prendre ou ne pas prendre une vie afin de manger est un luxe que tout le monde ne peut pas soffrir. Tout au plus remarque-t-on dans certaines cultures, notamment amérindiennes, le souci de remercier lanimal à qui lon prend la vie, afin de vivre soi-même et faire vivre sa famille. Dans ces cultures, cest une forme de respect pour la vie en général. On prélève ce dont on a besoin, mais pas plus. On ne massacre pas toute une espèce. Il ny a pas de notion de cruauté, juste un équilibre et une nécessité. Le monde est ainsi fait.
Même en parcourant les Evangiles nous voyons que le Christ lui-même, lorsquil multiplie les pains et les poissons pour les donner à la foule affamée prend soin de faire ramasser par ses apôtres les morceaux qui restent. Il ne veut rien jeter. Il sait la valeur, le prix de lessentiel. Certes lhomme ne vit pas seulement de pain déclare-t-il au tentateur dans le désert, mais tout de même, il en faut. Mais à linverse de la société de consommation où lon jette ce qui nest pas consommé, le Christ nous révèle une autre voie, plus respectueuse de la Création.
La source nourricière de Jésus et des apôtres est souvent le poisson. Pierre et la plupart de ses compagnons sont pêcheurs de métiers. Ils vivent et font vivre leurs familles à travers ce quils récoltent dans leurs filets. Les épisodes de pêche miraculeuse contés par les Evangiles, avant et après la résurrection du Christ sont un signe divin de bénédiction. Dans une parabole célèbre, Jésus fait tuer le veau gras dans lhistoire de lenfant prodigue pour festoyer autour du fils perdu et retrouvé. Sil sinspire de la brebis et du berger pour donner dautres paraboles, il sait, depuis lenfance et comme tous les habitants de sa région, quil faut parfois en prélever une pour la manger. La vie est ainsi faite à Nazareth et dans toute la Galilée.
Aujourdhui, dans les pays industrialisés la vie semble différente, en apparence seulement. Le jambon ou le steak sous cellophane, les filets de poissons, le poulet, les saucisses ou le rôti du supermarché nous font oublier quavant, avant dêtre des produits étiquetés et emballés, ils étaient des créatures vivantes. Ce qui a changé avec lindustrialisation, cest la méthode délevage. Les animaux nourris en vue de leur consommation sont parfois plus survivants que vivants. Par exemple, les élevages de poulets ou de porcs en batterie font périodiquement la une des journaux, tant les conditions de vie sont dégradantes pour les animaux sacrifiés dabord sur lautel du profit. Et lorsquon touche à un équilibre, les maladies arrivent, comme celle de la vache folle il y a quelques années. Dautres questions se posent aujourdhui. Comment nourrir bientôt neuf milliards dhabitants ? Sachant que la « production » de viande nécessite des terres agricoles de plus en plus importantes, pour les prairies et leau, cela devient un problème à la fois politique, éthique et de santé publique.
Dans les dix commandements il est écrit : « Tu ne tueras point. » Pourtant, comment faire pour salimenter autrement ? Même le végétarisme est aujourdhui confronté à cette question. Létude du règne végétal menée par la science au cours des deux dernières décennies montre que notre conception de celui-ci est totalement à repenser. Dans les années 90 les plantes étaient vues comme des « objets inertes ». Aujourdhui les scientifiques parlent de « comportement végétal ».
Le magazine « Science et Vie » de mars 2013 a consacré un volumineux dossier à cette question avec, en introduction, cette phrase accrocheuse : « Les plantes ont le sens de louïe, elles savent se mouvoir et communiquer, elles ont lesprit de famille et elles ont même de la mémoire ! En un mot : ce sont des êtres « intelligents ». Telle est létonnante découverte de biologistes, dont les travaux révolutionnent totalement notre regard sur le monde végétal. Mieux, ils le réhabilitent dans lordre du vivant. »
Je reviendrai plus loin sur cette passionnante étude. Si nous parcourons les Evangiles, « prendre la vie » pour salimenter est une nécessité vitale inscrite au cur des textes reçus des Apôtres. Dans le discours sur le « pain de vie » Jésus déclare : « En vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de lhomme, et si vous ne buvez son sang, vous navez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. » (Jean 6,53-56) Ainsi la messe, avec la réception du sacrement de communion est, pour le croyant, un moyen de participer à ce mystère.
Dans dautres cultures, plus guerrières, on mangeait autrefois le cur des ennemis en pensant sapproprier leur force. Cest une pratique heureusement disparue aujourdhui !
Les grands mystiques semblent saffranchir de la nécessité de la nourriture terrestre. Cest le saint curé dArs par exemple qui, selon les chroniques du XIXème siècle mangeait une pomme de terre bouillie par jour. Pourtant, avec ce régime, il reçoit seize heures par jour dans son confessionnal et ne dort quune heure et demie par nuit. Le « miracle principal » du saint curé cest, quavec un tel régime, il ne soit pas devenu fou et ait trouvé lénergie suffisante pour accomplir son sacerdoce dans des conditions héroïques. Marthe Robin, la célèbre fondatrice des foyers de charité rappelée à Dieu en 1981 ne « consommait » que lhostie donnée par le prêtre qui venait la visiter chaque semaine. Il ny a pas dexplication rationnelle à cela. Et, à moins dêtre un témoin direct, on ne peut ni le comprendre ni ladmettre, si ce nest par la foi. Enfin selon lEvangile, lors de la grande tentation au désert, Jésus passe quarante jours et quarante nuits sans manger. Lors de sa rencontre avec la femme samaritaine il déclare à ses apôtres : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui ma envoyé et daccomplir son oeuvre. » (Jean 4,33) Pour le Christ comme pour les grands mystiques, « prendre la vie » cest dabord la recevoir du Père céleste. Mais ce sont de glorieuses exceptions.
« Prendre la vie » pour vivre cest, depuis la nuit des temps et aujourdhui encore, le lot commun de toute lhumanité, et des autres créatures animales dailleurs, herbivores compris. Nous verrons plus loin pourquoi.
Le génie humain, lévolution de nos civilisations feront quun jour peut-être, nous pourrons nous alimenter sans prendre dautres vies. Pour linstant cela reste de la science fiction. Mais avec bientôt neuf milliards dhabitants sur notre planète, le problème de lalimentation nest pas à prendre à la légère. Cela peut être une source de conflit pour les populations nayant pas suffisamment accès à la nourriture. Certains évoquent la piste des insectes, riche en protéines, comme un nouvel « eldorado » alimentaire. Il semble quen Asie le phénomène prenne de lampleur. En Europe, cest à des années lumières de notre culture.
Dans labsolu pour le croyant, Dieu seul est source de vie, doù les miracles et les guérisons du Christ attestés dans les Evangiles, par exemple. Il est la Vie, avec un V majuscule. Mais pour nous, simples mortels, lalimentation est nécessaire. Nous ne créons pas la vie. Notre corps la reçoit dautres créatures vivantes, puis la transforme, afin de profiter de cette énergie vitale pour nos organes, nos muscles, notre cerveau. Finalement, dans le cycle de la vie, il faut bien la prendre quelque part, la recevoir, la transformer et la transmettre à nouveau dans lénergie que nous dépensons pour créer, travailler et faire vivre nos familles. Il en est ainsi depuis la nuit des temps.
Les végétariens, pour diverses raisons, excluent de leur alimentation la consommation de chair animale. Mais se nourrir des plantes et de leurs fruits, nest-ce pas aussi prendre la vie ?
Il y a quelques années je me souviens avoir échangé, après la messe, avec un ingénieur de lINRA (lInstitut National de la Recherche Agronomique). Il mavait rapporté les résultats dune expérience surprenante. Dans une pièce se trouvait un philodendron, plante ornementale dintérieur banale en Europe. Des capteurs reliaient la plante à un appareil enregistreur. Dans le protocole de lexpérience, lun de ses collègues devait ôter la vie à quelques crevettes situées dans la pièce. Lui se tenait en retrait. Lappareil enregistreur mit en évidence un « pic dactivité » de la plante au moment où son collègue « soccupait » des crevettes. Ce résultat déjà était singulier. Mais le plus surprenant restait à venir ! Lorsque lingénieur témoin entrait dans la pièce, lappareil enregistreur relié à la plante ne notait rien de spécial. Mais lorsque le collègue dédié aux crevettes entrait de nouveau dans la pièce, lenregistreur notait un nouveau « pic dactivité » de la plante. Pourquoi, comment la plante réagissait-t-elle, par quels « capteurs », pouvait-on parler dune forme de « conscience », de « mémoire » ? Autant de questions sans réponse pour eux à ce moment. Je me souviens de lémotion avec laquelle il mavait rapporté cette expérience. Je venais de célébrer la messe des rogations, là où lon prie pour les récoltes et où lon demande la bénédiction pour les fruits de la terre à venir.
Aujourdhui, la science apporte de nouvelles lumières sur le comportement du monde végétal. En lespace de deux décennies, il semble que notre conception de cet univers soit totalement à repenser.
Le magazine « Science et Vie » de mars 2013 a fait le point sur les dernières avancées de la recherche scientifique concernant létude des plantes. Les chercheurs ont pu mettre en évidence le « comportement social » du monde végétal. Les plantes se distinguent les unes des autres, distinguent les membres de leur espèce des autres, rivalisent entre elles, forment des familles.
Des expériences réalisées en 2007 sur le trèfle démontrent sa capacité à reconnaître si son voisin est de sa famille ou de la même espèce. Par exemple, les tiges de trèfle poussant à côté de parentes font moins de racines, pour ne pas se disputer la nourriture. Un laboratoire chinois a prouvé en 2010 que lorsque la tomate tombe malade, elle avertit ses voisines par un champignon racinaire appelé mycorhize. Les vieux pins protègent les plus jeunes en transférant la nourriture aux plus jeunes par les racines qui forment un réseau interconnecté. La cuscute possède le sens du toucher. Et si lon place ce parasite de la tomate entre un plant sain et un autre attaqué par des bactéries, il sait détecter une tomate saine à lodeur alléchante. Comment fonctionne son « nez », quels sont ses capteurs ? Cela na pas encore été mis en évidence. Le tabac peut appeler à laide en envoyant un message chimique au prédateur de son agresseur. Il marque la chenille qui lagresse dune odeur qui attire ses prédateurs. Le tremble est nanti de mémoire. Il se souvient dun coup de vent pendant une semaine environ. La mémoire de mimosa pudica est encore plus impressionnante. Cette plante étonne déjà en repliant instantanément ses feuilles lorsque son pot est touché brusquement. Luniversité de Florence a mis en évidence que si le pot est soulevé six fois daffilée ce comportement disparaît. Selon les responsables de lexpérience, « le mimosa a appris quêtre soulevé nest pas dangereux, donc il cesse de se replier. La plante retient cette leçon environ quarante jours. »
Lextrême sensibilité végétale est aujourdhui mise en évidence. On a relevé près de 700 capteurs sensoriels différents chez les plantes : mécaniques, chimiques, lumineux, thermiques. Pour la lumière par exemple, elles détectent des longueurs dondes (ultraviolet et infrarouge) que nous ne percevons pas. Sur un plan mécanique elles perçoivent la plus petite inclinaison des branches ou des racines. Les arbres savent « se mouvoir », pas simplement par la croissance. Ils possèdent le sens de léquilibre grâce à des cellules qui détectent la gravité.
Les plantes ont davantage de gènes que les animaux. Cest une découverte qui ma surpris en préparant cet article. Le riz par exemple en a deux fois plus que lhomme. Ceci témoigne de la très grande complexité des végétaux. Ils doivent trouver de nombreuses réponses aux dangers qui les menacent. Contrairement aux hommes et aux animaux, les plantes ne peuvent se déplacer. Elles sont fixes par nature. Leurs nombreux gènes déterminent ainsi une multitude de parades face à dinnombrables dangers. Là où lhomme et lanimal peuvent senfuir pour échapper à un péril, la plante ne dispose pas de cette option. En parcourant le magazine «Science et Vie» de mars 2013 je me suis arrêté sur cette phrase : « Les plantes modifient sans cesse leur forme et leur composition chimique. Une bouffée de vent, une morsure dinsecte, un rayon de soleil : au moindre changement, des milliers de gènes végétaux sallument, déclenchant des réactions. »
Quen est-il du « cerveau » de la plante ? Où se situe-t-il ? Les chercheurs travaillant sur la question émettent lhypothèse quil se situe aux extrémités des racines, dans ce quon appelle le radicelle. Comme les racines sont toutes interconnectées, ils pensent que ce « cerveau » fonctionne en réseau, un peu comme internet qui relie des millions d ordinateurs dans le monde. Dailleurs si lon enlève 80 % dune plante elle peut repousser, repartir. Lêtre humain ne pourrait survivre.
Les chercheurs ont également relevé un pic dactivité électrique aux extrémités des racines. Celles-ci sont parcourues par des courants électriques de faible intensité. Le magazine «Science et Vie» de mars 2013 précise : « Avec la sève circulent de multiples molécules qui vont des feuilles et des tiges vers les racines et inversement. Des signaux électriques ont été mis en évidence, par exemple pour transmettre aux feuilles lordre dévaporer moins deau en cas de sécheresse. »
Ces signaux électriques pourraient-ils avoir un lien avec dautres créatures vivantes ? Le film Avatar, sous un certain angle, pose la question. Je pense surtout à nous, humains, et à ce quon appelle la « main verte ». Dans le domaine de la Foi, lEvangile nous conte un épisode surprenant. Jésus, en maudissant le figuier qui ne porte pas de fruits signe la mort de larbre. Le lendemain, Pierre et ses compagnons constatent que larbre est desséché, « jusquau racines. » (Marc 11,12-21)
Le mystère de la vie est un sujet constant démerveillement. Il reste tant à découvrir et à comprendre. Salimenter et vivre dans la Foi, cest le titre de ce dossier, et notre esprit a lui aussi besoin dêtre alimenté. « Lhomme ne vit pas seulement de pain » déclarait Jésus au tentateur. Nous avons la chance de vivre à une époque qui permet doffrir de nombreuses réponses à celui ou celle qui fouille un peu. Pour autant il ne faut pas confondre linstruction et la sagesse, ce nest pas pareil.
Salimenter et vivre dans la Foi, cest respecter la vie. Mais il semble aujourdhui que nous nayons pas tous la même notion de ce respect. Lintégrisme aussi peut exister en matière dalimentation. Certains végétariens « excommunient » ceux qui ne partagent pas leurs idées. Dautres, plus « carnivores » sont dans la même attitude de rejet vis à vis des végétariens. La voie de léquilibre et du bon sens se situe certainement entre les deux. Dailleurs lêtre humain est omnivore, cela signifie quil tient à la fois du « carnivore » et de « lherbivore » pour son alimentation. Et Dieu ne nous demande certainement pas de nous transformer ni en tigre, ni en cheval... Le chrétien relève que le Christ na pas imposé de régime alimentaire particulier. Lessentiel est ailleurs.
Mgr Thierry Teyssot