Dans sa vie de Jean-Baptiste-Marie Vianney, l'abbé Alfred Monnin jette un oeil dans sa correspondance et nous allons en faire autant pour situer un peu mieux en quoi consistait sa mission.

"Tous les jours à l'heure du courrier" écrit-il, "la petite table de chêne que l'on voit encore dans la chambre du Curé d'Ars se couvrait d'une masse de lettres venues des quatre parties du monde. Monsieur Vianney les ouvrait en dînant et les parcourait d'un oeil rapide. Quelques unes de ces lettres commençaient par des formules laudatives: "La grande réputation de sainteté qui vous est acquise", "la vénération que j'ai pour vous", "l'estime que vous m'inspirez", "la confiance que j'ai dans vos lumières"; alors il n'en achevait pas la lecture, il les froissait avec une sorte d'indignation et les jetait au feu. Débuter par un compliment ou un hommage était comme l'on voit le bon moyen de n'être pas lu. Un grand nombre l'ignorait, et croyant écrire à un homme ordinaire ils usaient sans défiance des phrases obséquieuses qui sont de mises dans les relations épistolaires. Il était rare qu'ils n'en portassent pas la peine. Quelques unes de ces missives renfermaient des valeurs; c'était des neuvaines de messes ou de l'argent pour les pauvres. Quand elles étaient confidentielles il les déchirait sur-le-champ. Quand elles ne l'étaient pas et qu'on y entrait dans de trop longues explications sur des affaires importantes, il s'en faisait rendre compte. Le dépouillement sommaire de cette correspondance durait autant que le repas du bon curé. Les lettres qui n'avaient pas été décachetées à ce moment courraient risque de ne l'être jamais."

Il y a lieu de déplorer que tant d'autographes aient péri. Une partie de l'Histoire que nous écrivons, la plus intéressante peut-être, a péri du même coup. Rien n'aurait mieux fait connaître par leur publication le crédit universel dont jouissait le serviteur de Dieu. Son immense notoriété, le prestige qu'il exerçait au loin, la confiance dont il était l'objet partout où son nom avait pénétré. Parmi les rares échantillons de cette correspondance que nous avons pu sauver, il y en a qui nous ont été d'un grand secours pour analyser la physionomie de notre héros et pour apprécier l'admirable puissance de consolation, d'intercession et de conversion qui était en lui. Les révélations qu'ils contiennent font regretter qu'ils aient échappé en si petit nombre aux autodafés qui ont dévoré le reste.

Toutes les causes venaient au tribunal d'Ars. Ici on lui demande de vouloir bien prier au saint sacrifice pour que Dieu éclaire le gouvernement sur une entreprise qui intéresse la prospérité et l'avenir de tout un pays. Là on appelle sa compassion sur des douleurs privées, sur des deuils de famille, sur des malheurs domestiques. C'est une cananéenne qui l'implore pour sa fille, c'est la veuve de Naïm qui lui redemande son fils, c'est le centenier dont le serviteur est malade, c'est la samaritaine qui veut connaître le don de Dieu.

Ailleurs ce sont des généraux d'Ordres, des supérieurs de Communautés, des Mères de la Visitation, des filles de Sainte Claire, de Sainte Ursule, de Sainte Thérèse qui le consultent sur les intérêts de leurs congrégations, qui ont recours à lui dans leurs doutes. Ils ne font rien sans son conseil. "J'ai tant de confiance aux prières du saint curé", disait l'une d'elle, "que la pensée seule qu'il parlera de mes peines à Notre Seigneur m'en ôte tout le poids." C'est l'abbé d'un monastère célèbre, c'est l'héritier d'un très beau nom; là c'est une pauvre victime du monde; là c'est une malheureuse fille infirme, âgée et sans ressources, presque délaissée; c'est un homme de lettre rédacteur en chef d'un journal de province dont la vie n'a été qu'un enchaînement d'infortunes, il a des dettes il voudrait les payer, l'idée de mourir insolvable le désespère, la vieillesse avance à grands pas avec le cortège d'infirmités qui l'accompagne. Un jeune homme écrit de Londres au Curé d'Ars pour qu'il veuille bien demander à Dieu si c'est sa volonté la cessation d'une peine morale qui le fait cruellement souffrir. Un pauvre déporté lui écrit du camp de Sidi-Brahim le 28 décembre 1854; "ma soeur me mande combien elle a été heureuse de passer huit jours près de vous, elle a fait voeu au pied de Sainte Philomène si je recouvrais la liberté de m'amener à Ars. Ne pourrais-je moi-même réclamer vos prières au pied de votre vénérée sainte et lui promettre si j'obtiens cette chère liberté d'aller avant de voir ma soeur rendre grâce à la glorieuse martyre et recevoir votre bénédiction."

On s'adressait surtout à Monsieur Vianney pour obtenir le soulagement des douleurs de l'âme. On lui demandait souvent des conseils de direction avec la certitude qu'il lisait dans les coeurs et qu'il avait le don de la pénétration des esprits.

La voix de l'épiscopat ne pouvait manquer à ce concert, les princes de l'Eglise écrivaient au curé d'Ars pour réclamer une part dans ses prières.

Chapitre 5
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