La proclamation du dogme de l’infaillibilité et primauté universelle de droit divin du pape définie par le concile romain de 1870 peut légitiment étonner notre génération, voire même scandaliser. Aux antipodes de l’esprit démocratique et du souffle de liberté prôné par l’Evangile, cette prétention à une sorte de totalitarisme spirituel implique une vision du monde et de la société soumises à un pouvoir absolu. Il ne faut pas s’étonner de l’émotion qu’elle puisse encore susciter aujourd’hui. Pour les chrétiens qui veulent croire à une Eglise décentralisée et respectueuse de la voix de tous, du peuple de Dieu, rappelons le sens originel du mot église : du grec ecclesia, c’est à dire assemblée.

Mais le dogme de l’infaillibilité n’est pas apparu par hasard. Il est l’aboutissement de toute une chaîne de construction de l’esprit. Hors dans une chaîne il existe des maillons. L’un d’eux porte le nom de Fausses Décrétales, un autre celui de Fausse Donation de Constantin.

La Fausse Donation de Constantin

Au VIIIème siècle après Jésus-Christ, les évêques de Rome justifient la création des "Etats de l’Eglise" à l’aide d’un faux mythique : - Le pseudo acte de donation de Constantin. C’est sous le pontificat d’Etienne II (752-757) que le contenu de cette supercherie est mentionné pour la première fois. Elle sera ensuite intégrée dans le texte des Fausses Décrétales au IXème siècle. Le but de cette entreprise de manipulation historique est de servir les intérêts carolingiens et pontificaux, c’est à dire du roi des francs Pépin le Bref et de l’évêque de Rome Etienne II.

En janvier 754 Pépin le Bref reçoit Etienne II à Quierzy sur Oise. Un traité est signé entérinant la création des "Etats pontificaux". Ces territoires, qui se limitent aujourd’hui aux quarante-quatre hectares du Vatican, et qui vont englober pendant des siècles toute la partie centrale de l’Italie actuelle assimilent l’évêque de Rome à un véritable souverain.

Mais pour justifier la signature de ce traité, il fallait inventer un prétexte.

Daniel Rops, historien catholique-romain bien connu et membre de l’Académie Française écrit à ce sujet dans "l’Eglise des Temps Barbares", Paris, 1950 : "Comme par hasard, un acte avait été découvert au moment où, en 753, Etienne II était parti supplier le roi franc de sauver Rome, un bel acte de dix pages rapportant la fausse donation et tout plein de détails comme les contemporains les aimaient, par exemple que Constantin était un lépreux miraculeusement guéri le jour de sa conversion ."

Le texte de la fausse donation rapporte comment l’empereur romain Constantin se serait converti au christianisme grâce à l’évêque de Rome Sylvestre 1er. Il énumère également les territoires et privilèges que Constantin aurait donné à Sylvestre, en 335 après Jésus-Christ :
- la primauté sur les Églises d’Orient et sur les sièges patriarcaux (lesquels, signalons-le en passant, n’existaient pas encore à cette date !!!) ;
- les églises du Latran, de Saint-Pierre et de Saint-Paul-hors-les-Murs ;
- des biens dans plusieurs provinces de l’Empire ;
- le palais du Latran ; - la puissance et la dignité impériale;
- les insignes sénatoriaux à l’entourage de l’évêque de Rome ;
- Rome, l’Italie et de manière générale toutes les provinces de l’Occident...

Elle se termine par une déclaration de retrait de l’Empereur en direction de l’Orient, laissant ainsi l’Occident au seul pouvoir de l’évêque de Rome...

Selon l’encyclopédie Wikipédia, "l’existence du texte n’est pas attestée avant le milieu du IXe siècle. Il est intégré aux Décrétales pseudo-isidoriennes et se répand d’abord en Gaule carolingienne. Curieusement à Rome même, sa vogue est plus tardive. La donation est citée pour la première fois dans un acte pontifical en 979. Elle n’est pas utilisée comme argument avant 1053, dans un texte du cardinal Humbert de Silva Candida. Il est ensuite intégré au Decretum de Gratien."

La Complicité Carolingienne

En 754, Pépin le Bref reçoit l’onction royale du pape Etienne II, lequel devient entre temps chef d’Etat par la création des Etats Pontificaux. Ces petits arrangements entre amis permettent à l’évêque de Rome d’obtenir son indépendance par rapport à l’empereur de Constantinople, pourtant légitime successeur des empereurs romains dont le règne occidental avait pris fin en 476.

En 771, Carolus Magnus (futur Charlemagne) devient roi des Francs. Les visées politiques du fils de Pépin sont connues dans l’Histoire, son ambition est légendaire. Mais pour devenir empereur d’Occident - et si possible - plus grand que l’empereur d’Orient à Constantinople, il faut que le siège romain d’Occident soit au-dessus de celui d’Orient à Constantinople...

En 773 Hadrien 1er est évêque de Rome. La forfaiture de la "donation de Constantin" conduit Didier, roi des Lombards, à marcher sur Rome et à occuper plusieurs cités du tout nouvel Etat pontifical. Le pape Hadrien appelle au secours le futur Charlemagne. Des troupes sont envoyées. Didier est défait et en 774 Carolus Magnus ajoute à sa couronne de roi des Francs celle de roi des Lombards. Une cérémonie célèbre sa victoire. Il en profite pour reconnaître et confirmer la "donation de Constantin" à Hadrien 1er.

Le futur empereur qui, soulignons-le, se fera couronner comme tel le 25 décembre de l’an 800 par le pape Léon III, expose ses vues sur la société chrétienne dans son "Admonition générale" de 789. Pour que l’empire puisse se mettre en place, il faut une unification liturgique sur le modèle romain. A partir de cette époque, sur ordre de Charlemagne, les spécificités de l’ancienne liturgie des Gaules - la liturgie gallicane - commencent à disparaître.

Lors du concile de Francfort, en 794, il essaye d’imposer dans le Symbole de la Foi (Credo) le "filioque" (et du Fils), formulation théologique erronée sur la procession du Saint-Esprit introduite par les Eglises espagnoles en 589. L’évêque de Rome refuse d’abord d’accepter cette modification du Credo, par respect pour le dogme défini lors du deuxième concile oecuménique de Constantinople en 381. Mais en 809, lors du concile d’Aix la Chapelle, Charlemagne impose son point de vue et le filioque fait son entrée dans le Credo.

En Orient, les chrétiens byzantins ne peuvent accepter ce pied de nez à l’Evangile de Jean (15,26) et aux déclarations d’un concile oecuménique, mais la situation politique ne leur est guère avantageuse. L’empereur Michel de Constantinople mène bataille sur d’autres fronts et lutte pour sa survie. La création d’un nouvel empire en Occident par Charlemagne et la mise en place des Etats pontificaux deviennent momentanément, par la force des choses, des sujets secondaires à Byzance.

Les Fausses Décrétales

Au IXème siècle, pour étayer la nouvelle ecclésiologie d’un évêque de Rome supérieur à tout l’épiscopat les promoteurs du centralisme romain vont de nouveau avoir recours à des faux : - les fausses Décrétales (ou décrétales isidoriennes, du nom de leur auteur, Isidorus Mercator), forgées de toutes pièces afin de soumettre les évêques au pouvoir de Rome en affirmant mensongèrement que le pontife latin a depuis le début du christianisme une primauté de juridiction sur l’Eglise tout entière. Les canonistes romains s’en serviront ensuite pour justifier la doctrine de la primauté de droit divin du pape et de l’infaillibilité de son magistère, doctrine qui sera érigée en dogme lors du concile Vatican 1 en 1870.

Il est évident que c’était faire fi de la tradition patristique et conciliaire ! Le quatrième concile oecuménique (Chalcédoine - 451) avait seulement reconnu à l’évêque de Rome le premier rang d’honneur parmi les quatre autres patriarches (Jérusalem, Antioche, Alexandrie et Constantinople), en ajoutant expressément que cette primauté "d’honneur" lui avait été attribuée (canon 28) : "parce que Rome était la ville régnante..." comme ancienne capitale de l’Empire...

Du reste, et nous sommes là au VIIème siècle, l’un des plus illustre évêque de Rome, le pape Saint Grégoire le Grand (Lib.V Epist.18 - Lib.VIII Epist.30) n’hésitait pas à déclarer au patriarche Jean d’Alexandrie que le titre d’évêque universel (et alors il ne s’agissait encore que d’un qualificatif honorifique) est "extravagant, orgueilleux, impie, cause de division dans l’Eglise". Il ne souffrait pas qu’on lui décernât un "titre aussi criminel et blasphématoire envers Dieu". Le patriarche Jean l’ayant appelé évêque universel, il lui répondit sur le champ: "Je vous en prie, ne donnez jamais ce nom à personne; mais rendons grâce à Celui qui a fait de tous les hommes un seul troupeau, sous un seul pasteur, qui est Lui-Même".

"Quiconque, disait-il en une autre circonstance, s’appelle évêque universel ou désire ce titre est, par son orgueil insensé, le précurseur de l’Antéchrist." Qu’eut-il dit s’il se fut trouvé au concile Vatican 1 de 1870 ?

Les auteurs modernes ne censurent pas systématiquement ce qui a trait à l’affaire des «fausses décrétales». L’Académicien Daniel Rops l’évoque dans "l’Eglise des Temps Barbares" (Paris, 1950, chapitres sept et huit). Mais d’une façon générale la hiérarchie catholique-romaine préfère taire ce qui pourrait heurter la conscience de nombreux fidèles soucieux de la vérité historique.

Les fausses décrétales représentent un ensemble de textes qui contiennent ce qu’aucun évêque de Rome n’avait osé écrire jusque là; à savoir que depuis toujours l’évêque romain se tenait pour l’évêque des évêques et le chef de toute l’Eglise.

Avant le VIIIème siècle existent des décrétales signées de la main des évêques de Rome. Celles-ci ne traduisent rien d’autre que ce que l’Eglise indivise avait toujours proclamé par la voix des conciles oecuméniques (seule autorité légitime reconnue par tous). Puis des clercs inventent des textes qu’ils datent frauduleusement des temps anciens et apportent ainsi la "preuve" de l’autorité exceptionnelle d’un évêque de Rome supérieur à tout l’épiscopat.

L’efficacité des faux devient telle en Occident que la résistance de l’épiscopat est pratiquement nulle, mais vers les Xème-XIème siècles les Eglises occidentales souffrent des effets de la féodalisation et de la simonie. Un parti favorable à la domination romaine n’a aucun mal à se former et à faire prévaloir ses vues dans les conciles locaux. Seul le concile de Constance (1414-1418) témoigne que la mémoire de l’ancienne constitution de l’Eglise subsiste encore dans les thèses gallicanes défendues par Jean Gerson. C’est le principe réaffirmé de la supériorité du concile général sur le pape, définition nourrie par la transmission de la tradition apostolique, alimentée par la connaissance des sept conciles oecuméniques et les Pères de l’Eglise.

Selon l’Abbé Fleury, page 508 du tome neuvième de "l’Histoire Ecclésiastique" édité en 1702 (années 679 à 794), "les fausses décrétales ont passé pour vraies pendant 800 ans". Et il ajoute encore: "il est vrai qu’il n’y a plus aujourd’hui d’homme médiocrement instruit en ces matières qui n’en reconnaisse la fausseté". Et encore page 507 : "La matière de ces lettres en découvre encore la supposition. Elles parlent d’ archevêques, de primats, de patriarches ; comme si ces titres avaient été reçu dès la naissance de l’Eglise. Elles défendent de tenir aucun concile, même provincial, sans la permission du pape, et représentent comme ordinaires les appellations à Rome."

Remarquons bien que ces lignes furent écrites en 1702, soit dix-huit années seulement après la "Déclaration des Quatre Article Gallicans" de Bossuet (signés par tous les évêques de France...) où l’évêque de Meaux rappelait le bien fondé du concile de Constance, avec la supériorité du concile général sur le pape. La tourmente révolutionnaire, le concordat napoléonien et surtout, le concile romain de 1870 aboutiront à la perte d’une partie essentielle de la mémoire religieuse en France. Nous sommes heureux de pouvoir participer au rétablissement de la vérité historique par cet article et la publication des extraits de l’ouvrage encyclopédique de l’Abbé Fleury à qui nous rendons un bien sincère hommage.

Monseigneur Thierry Teyssot

Sources pour la rédaction de cet article :

* Encyclopédie Wikipédia : http://wikipedia.fr/
* Les Bases Falsifiées de l’Ultramontanisme - Prêtre orthodoxe Georges Lusseaud - Prahecq - 1975
* L’Eglises des Temps Barbares - Académicien Daniel Rops - Paris - 1950
* Histoire Ecclésiastique - Abbé Fleury - Paris - 1702

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