Il y a exactement un siècle, en 1883, Paul Lacroix décida de jouer le rôle du Prince Charmant en faisant revivre un personnage historique par la réédition des lettres à Emilie.

Il y a exactement deux siècles, une jeune coquette demanda à un descendant de Jean Racine par son père et de Jean de La Fontaine par sa mère de lui expliquer la Mythologie. Elle ne comptait que quelques printemps, elle en avait seize quand elle reçut sa première lettre:
l'âge de la Belle au Bois Dormant à laquelle elle ressemblait par plus d'un trait et dont notre grand Charles Perrault avait conçu l'histoire un siècle auparavant.

1683, 1783, 1883: la gente fillette dont nous évoquons la mémoire s'appelait Emilie de la Ville-Leroux, elle était élève de Madame Vigée-Lebrun et du peintre David. Son initiateur en l'art de la connaissance des faunes et des chimères s'appelait Charles-Albert de Moustier et n'avait que vingt et un an en 1783. Quoi de surprenant que pour instruire sa jeune et si séduisante élève il prenne le ton du badinage et fasse appel aux Neuf Soeurs ?

-"Permettez que la poésie
S'entremêle dans mes discours
Car de la Fable elle est l'amie
Et l'interprète des Amours."

L'érudit jeune homme était avocat. Il aurait pu déverser dans la fine oreille de sa belle des flots d'éloquence et ç'aurait été tant pis pour nous, il préféra écrire et ce furent ces lettres pétillantes d'esprit qui, présentées cent ans plus tard par Paul Lacroix, éveillèrent, cent ans plus tard encore l'attention de l'auteur de ces lignes.

Comme le Prince du Conte de Perrault, il se trouva d'un coup en face du personnage d'Emilie entouré du fertile décor de la Mythologie... Une à une, il lit chaque lettre en s'émerveillant de voir combien cette Belle avait le pouvoir de faire s'animer les statues de marbre de l'Antiquité.

Il ne lit point seul... Sa fille, à côté de lui, soulignait tel ou tel passage en lui disant par exemple:
-"Ce roi Midas auquel il poussa des oreilles d'âne, ne serait-il pas à l'unisson de cette princesse du conte bien connu ?"
"Tel un âne, près d'un buisson,
Ecoutant la voix de son frère,
Enchanté de l'entendre braire,
Avec lui brait à l'unisson."

Ainsi Sylvie, cent ans après Emilie, oyait plaider Messire de Moustier et me demandait si Latone échappée à la colère de Junon n'avait pas quelque rapport avec l'autre mère qui, dans le conte de Perrault, cache aussi ses enfants à l'aire d'une autre marâtre:
Apollon et Diane pour la première et Jour et Aurore pour la seconde.

Donc, grâce à Emilie, naquit peu à peu le projet de décrypter Perrault. L'oeuvre ne nous sembla compliquée qu'une fois qu'elle fut entreprise, mais il était alors bien trop tard pour reculer. Nous n'aurions jamais cru que dans la naïveté apparente du décor de ces histoires que l'on avait dites "enfantines" il pouvait se cacher tant de visions étranges.

Parfois il advenait qu'en soulevant un bout de rideau de ce décor simpliste, nous reculions épouvantés... Nous avions cru débusquer un lutin et nous étions, d'un coup, face à face avec le Gardien du Seuil qui fronçait un sourcil jupitérien en nous disant de ne pas soulever inconsidérément le Voile d'Isis.

Alors pour nous rassurer, pour reprendre haleine et confiance, nous relisions l'une des Lettres à Emilie. Il était réconfortant de voir en elle que Charles-Albert avait tracé deux siècles avant des sentiers dans lesquels nous pouvions mettre nos pas. Encore que lui-même ait été parfois bien hésitant à se présenter en guide infaillible:
-"Attendez-vous néanmoins", écrit-il, "à trouver beaucoup d'inconséquences en mes Lettres. Car elles sont fréquentes dans le sujet que je vais traiter. La Fable ressemble à la plupart de nos Parisiennes, dont l'esprit n'est jamais plus aimable que quand il brille en dépit du bon sens."
D'ailleurs,

- "Pour vous lorsque l'on écrit,
En commençant le volume,
Le coeur égare l'esprit,
L'esprit égare la plume."

Il est donc bon de faire comme de Moustier, de prévenir le lecteur qu'il va trouver dans les pages qui vont suivre "beaucoup d'inconséquences"... Le gibier que nous y chassons Sylvie et moi s'apparente moins au chevreuil qu'à la licorne et ne doit donc pas être débusqué selon les lois de la "saine logique".

Chaque chasse a son code et ses secrets et notre maître, expert en mythologie et en symbolisme avait mis en garde Emilie contre une approche soi-disant "scientifique" du problème tel que le faisaient déjà quelques "savants esprits".

Ce "Monstre Pédantesque" - l'expression est de lui - sévissait déjà en 1783 et depuis longtemps: C'était, comme de nos jours, l'assemblée lamentable des esclaves de la logique matérialiste. Ecoutons de Moustier en parler:

- "Quant à la philosophie élémentaire, habitante du pays latin, depuis longtemps elle n'a pas changé et c'est tant pis pour elle. Ses noirs sectateurs la nourrissent de subtilités et d'hypothèses, aliments peu substantiels à tous égards. Aussi devient-elle pareille à la nymphe Echo dont il ne nous reste plus que la voix:

C'est une femme à face blême
Qui, plus maigre qu'un pénitent
Vers les derniers jours de Carême,
S'en va nuit et jour ergotant,
Et, fagotant quelque système
Qu'on n'entend pas et que souvent
Elle n'entend pas elle même."

Nous songions à ce portrait en entendant l'autre jour sur les Etranges Lucarnes un de ces doctes papes des temps nouveaux, de ceux que Moustier disait: "fourrés d'hermine et d'hypothèses", nous livrer sa ténébreuse et pontifiante psychanalyse des contes de Fées.

Sylvie et moi ne sommes pas aussi sérieux et commençons par un pied de nez à la docte séquelle, entortillant d'amphigouriques citations freudiennes le comportement du Petit Chaperon Rouge.

Et, comme nous ne sommes pas plus pressés que la fillette étourdie, nous prenons le temps de nous attarder dans le sentier le plus long pour cueillir pour Emilie les fleurs de la gratitude. Son amant nous a prévenu qu'elle en raffole.

Or, on dit que les fillettes
A qui l'Amour a donné Minois joliment tourné
Toujours aiment les fleurettes.

Vous auriez deux cent seize ans Emilie, mais on ne vieillit pas le temps des sommeils féerique, vous auriez deux cent seize ans selon l'Histoire, mais vous gardez les seize ans que Perrault vous donnait il y a trois siècles quand il rêvait vos traits de jouvence et de tendresse romantique... Oui, délicieuse Emilie, vous avez toujours seize ans à l'instant où nous écrivons ces lignes et où nous vous tendons cette gerbe de fleurs qui n'a rien d'une couronne mortuaire. Les Lettres de Charles-Albert de Moustier ont été l'écrin enchanté qui vous a gardé intacte de fraîcheur et de limpidité et si jolie!
-"Vous vivrez, croyez-moi, comme Hélène"

"Il entre dans une chambre toute dorée..."

Quand, à pas feutrés, nous sommes entrés dans la chambre décrite par le conteur, c'est votre visage Emilie que nous avons trouvé:

"Lèvres de rose, haleine de zéphyr,
Trésors d'albâtre et modeste maintien
Charmes qui font sentir ce qu'on n'ose lui dire..."

C'est bien ainsi que vous décrivait Charles-Albert

"Et il voit sur le lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il n'eut jamais vu, une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin."

Emilie!
"Charmes qui font sentir ce qu'on n'ose lui dire:
A ses genoux un regard nous attire", rimait Charles-Albert.

"Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle" rapporte Monsieur Perrault.

Emile de la Ville-Leroux: ...1683-1783-1883-1983... Belle au Bois Dormant

Alors comme la fin de l'enchantement était venue la princesse s'éveilla et le regarda avec des yeux plus tendre qu'une première vue ne semblait le permettre:
-"Est-ce vous, mon prince ?" lui dit-elle, "vous vous êtes bien fait attendre."

Et maintenant que la Princesse est réveillée, nous avons beaucoup de choses à lui faire dire, son babil va nous expliquer bien des symboles et nous allons les décortiquer sur un ton aussi peu doctoral que possible, le ton même que Charles-Albert prenait pour expliquer la Mythologie.

Perrault et la Mythologie


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