« Cest lesprit qui vivifie, » déclare Jésus, « la chair nest capable de rien. » (Jean 6,63) Cest par son esprit que lêtre humain a su relever les défis si nombreux de son histoire. Cest par lesprit quil se relève encore aujourdhui, chaque fois quil tombe, parfois blessé, mais non anéanti. La foi qui le soutient et lamour de la vie peuvent faire la différence.
Vivre, cest faire appel à lesprit, pour aller plus loin. Créativité, imagination, confiance, courage, entraide, prévoyance, anticipation du futur. Lêtre humain a dû faire appel à toutes ces qualités, et à beaucoup dautres encore, pour répondre présent aujourdhui.
Quelles que soient les croyances véhiculées par les textes des grandes religions existant sur terre, il existe des faits qui ne peuvent être remis en cause aujourdhui. Lêtre humain, tel que nous le connaissons à présent avec son intelligence et ses multiples talents, vient de loin. Comprendre notre histoire, cest effectuer une sorte de voyage dans le temps. Et il ne sagit pas de remonter le fil des âges sur cinq ou six mille ans, mais sur plusieurs dizaines de milliers dannées !
Les peintures de la célèbre grotte de Lascaux, par exemple, remontent à 18 000 ans avant Jésus-Christ. La finesse des dessins et des représentations y est remarquable. Ces uvres universellement connues ont la capacité démouvoir les visiteurs qui les contemplent. Le nom de « chapelle sixtine de lart pariétal » a ainsi été donné à cet ensemble.
Mais il nest pas unique. Il en existe dautres ailleurs en France, et en Europe. Cet art de la peinture dans les grottes préhistoriques (dit « art pariétal ») est révélé de façon extraordinaire dans la grotte Chauvet, découverte en 1994 en Ardèche. En létat actuel des connaissances, la datation de ces peintures remonte à 35 000 ans avant Jésus-Christ ! Il y a donc très, très longtemps que lêtre humain est capable dexprimer, avec les « forces de lesprit » lart, la beauté, la finesse, la sensibilité. Selon le préhistorien Jean Clottes qui sest exprimé dans un film réalisé en 2003 sur le sujet, ceux qui ont créé ces peintures maîtrisaient des techniques qui ne seront employées en Europe quà partir de la Renaissance... Pour lui, comme pour dautres personnes ayant eu la chance de contempler sur site les peintures de la grotte Chauvet, limage caricaturale de lhomme préhistorique vu comme une brute épaisse est totalement erronée.
Ces lointains ancêtres perdus dans la nuit des temps préhistoriques nous sont semblables. Leurs préoccupations ne sont pas différentes des nôtres. Ils doivent bien sur chasser, se nourrir, survivre dans un environnement moins confortable quaujourdhui. Mais ils savent prendre du temps pour autre chose...
Ce qui me frappe en contemplant ces uvres qui ont traversé les millénaires, cest leur « modernité », si je puis mexprimer ainsi. On y retrouve lélégance et la finesse du trait présent chez nos plus grands artistes contemporains. Le panneau aux lions ou celui aux chevaux, par exemple, ne peuvent laisser le spectateur indifférent. Les animaux y semblent vivants, en mouvement. Leur regard même, exprime des émotions. Lartiste navait pourtant pas les modèles sous les yeux. Il peignait dans lobscurité dune grotte éclairée par des torches. Il a donc puisé dans ses souvenirs, ou son imaginaire.
Une des questions importantes posées par ces uvres est celle-ci. Dans quel but ? Plaisir de lart, activité récréative, sentiment de communiquer avec lesprit de lanimal (chamanisme) ? Peut-être un peu tout cela à la fois. Il est difficile dapporter une réponse. Trois cent cinquante siècles nous séparent de lauteur ! Et à léchelle de notre histoire, humaine, cela représente quelque chose de gigantesque, surtout quà cette époque le nombre des êtres humains était infime. Nous étions une espèce rare vivant parmi une immensité danimaux. Et malgré le très petit nombre de personnes composant lhumanité dalors, il existe déjà des êtres exceptionnels dotés du même génie créatif que nos plus grands artistes contemporains !
Laissons ces questions de côté et allons à lessentiel. Il y a 35 000 ans lêtre humain possède la même capacité dabstraction quaujourdhui. Il peint avec son âme, projette son imaginaire sur les murs dune grotte en composant un chef doeuvre qui défie les âges. Les « forces de lesprit » viennent donc de loin.
Comment avons-nous développé ce potentiel ? Doù viennent ces « forces de lesprit » ? Comment lévolution a-t-elle permis que nous puissions développer cette capacité dabstraction hors norme qui caractérise notre espèce ?
Dans les temps préhistoriques où lhumanité se réduisait à des clans de chasseurs cueilleurs il existe une constante, la nécessité de manger pour vivre. Se montrer plus malin que lanimal pour le capturer, compter sur la solidarité du clan pour réussir la chasse, utiliser le langage pour communiquer. Ce sont trois ingrédients nécessaires à la survie de notre espèce dans ces temps oubliés. Examinons-les plus en détail.
1) Une forme dempathie avec lanimal pour réussir la chasse : penser comme lui, anticiper ses réactions, sentiment de communiquer avec lesprit de lanimal (chamanisme). Faut-il y voir la naissance de notre capacité dabstraction, le germe de la prière qui projette notre esprit ailleurs, non plus vers lanimal, mais vers ce que Jésus appellera plus tard le Royaume des Cieux ?
2) Lamour ensuite, car pour réussir la chasse les hommes devaient pouvoir compter les uns sur les autres et sentraider. Cette nécessité les rendait forcément meilleurs.
3) Enfin lapparition du langage est indispensable pour communiquer, tisser des relations pour ne pas rester isolé, seul.
A travers lHistoire, cette capacité dabstraction, ces forces de lesprit ont fait progresser le champ de nos connaissances. Depuis les premiers outils rudimentaires de chasse en passant par la lance, larc et les flèches et jusquà la navette spatiale, elles nous ont permis au vingtième siècle de concevoir des programmes capables de propulser des engins robotisés dans lespace, et dernièrement jusquaux limites du système solaire (sonde américaine Voyager 1).
Des peintures de la Grotte Chauvet jusquaux premiers pas de lhomme sur la Lune en 1969, et peut-être un jour bientôt sur la planète Mars, il existe un lien, celui de lesprit.
Cest un élément clef dans la compréhension de notre histoire. La nécessité de vivre ensemble qui caractérise le petit nombre dhommes vivant aux temps préhistoriques les rend forcément meilleurs. Ils doivent pouvoir compter les uns sur les autres pour survivre dans un monde souvent hostile, se donner du courage, se dépasser. La confiance doit être sans faille. Cela nexclut pas lidée de compétition entre les meilleurs chasseurs ou ceux qui veulent impressionner la belle pour se lier, mais dans cet environnement ou le danger est partout, le salut ne peut être que collectif. Le mot ensemble prend ici toute sa signification
Vous vous rappelez peut-être, voici quelques années, la découverte médiatisée dune tribu inconnue dêtres humains vivant dans la forêt amazonienne. Ces personnes navaient jamais eu aucun contact avec nos civilisations modernes et technologiques. Je me souviens dune image qui avait fait le tour du monde, une photo les montrant tirant à larc sur un hélicoptère survolant leur habitat. Un célèbre animateur de télévision français leur avait consacré une émission en 2008. La gentillesse de ces personnes mavait frappé. On était à des années lumières de limage caricaturale de la brute préhistorique décrite dans les anciens manuels scolaires dHistoire. Lanimateur leur avait demandé comment ils réglaient les conflits entre eux. La réponse était extraordinaire et avait plongé lanimateur dans une joyeuse stupéfaction : « on se fait des chatouilles ! » Pas de police, pas de prison ; ils nen avaient pas besoin. La bonne humeur était suffisante pour régler les querelles, lorsquelles apparaissaient. Leur clan se composait denviron deux cent cinquante personnes et, malgré ce nombre, ils navaient pas besoin de shérif. Vivre ensemble les rendait meilleurs...
Lincarnation du Christ Jésus, Dieu venu en chair parmi les hommes, il y a un peu plus de deux mille ans, a pour incidence première de nous rappeler lessentiel, ce que nous ne devrions jamais oublier, ce qui sappelle lamour. Le message et les commandements du Christ se résument à cette qualité première : aimer.
Que reste-t-il de la vie si lon enlève ce sentiment ? Pas grand chose. Les forces de lesprit sont liées à cette qualité primordiale. Le dépassement de soi, lesprit de sacrifice, le respect de lautre, la confiance, lespoir, la bonté, la tolérance, la générosité, lhumilité, tout cela procède de lamour. Le Christ a mis en évidence cet essentiel, par sa parole et ses exemples. Surtout il en a porté témoignage.
Ne pas juger, ne pas condamner, ne pas dire du mal des autres, ne pas nuire, ne pas leur porter tort, voir le côté positif des personnes, cest lesprit de lEvangile. « Pourquoi pensez-vous le mal dans vos curs ? » déclare le Seigneur aux pharisiens. Dans la méchanceté qui résulte de leur étroitesse desprit, ils ne peuvent comprendre que le Fils de Dieu puisse pardonner au paralytique. « Lève-toi et marche » dit Jésus à celui-ci. Et comme si cela allait de soi, presque « naturellement », le paralytique se lève et se met à marcher. Les « forces de lesprit », celles qui naissent de la bonne nouvelle de lEvangile hissent lêtre humain vers le haut, elles le redressent vers la lumière. Elles ont le pouvoir de faire tomber les chaînes des intégrismes, des fanatismes et des sectarismes de toutes sortes. Laveuglement et la méchanceté résultent de létroitesse desprit.
Vivre, cest renaître en permanence. On ne voit pas la vie de la même façon à vingt, trente, quarante ou cinquante ans. Si le corps vieillit, lesprit est fait pour grandir et tendre vers cette « pleine stature du Christ » dans son âge dhomme, dont parle lApôtre Paul. Certains êtres ont la capacité de produire cette impression sur ceux qui les rencontrent et les côtoient. Dans ma jeunesse, jai eu la chance de côtoyer un être de cette qualité en la personne de lévêque qui ma formé et transmis la prêtrise. Je me souviens surtout de sa bonté et de son immense ouverture desprit. Pour le jeune homme que jétais, les religions sentaient surtout le formol et le renfermé. Grâce à lui, jai pu découvrir autre chose, voir le Christ avec dautres yeux. Ce fut une sorte de nouvelle naissance.
Aujourdhui cest à mon tour de véhiculer cette lumière. La proclamation de lEvangile, le partage de la Foi au sein de nos communautés chrétiennes et gallicanes, tout cela revêt du sens pour le pasteur que je suis. Lidéal de simplicité de la primitive Eglise me semble également indispensable au sein de nos communautés. Cest dans cette atmosphère que ma vocation a pu éclore, il y a plus de trente ans maintenant. Cest dans la simplicité que lon peut aller à lessentiel et rejoindre le Christ.
A ses apôtres en formation qui prennent certains jours de grands airs de supériorité et dimportance, Jésus répond en faisant venir un enfant parmi eux. Puis il déclare : « si vous ne redevenez comme cet enfant, vous nentrerez pas dans le royaume des cieux. » La simplicité, la fraîcheur et louverture desprit des enfants sont un exemple à suivre. Aux superbes pharisiens qui se croient meilleurs, purs et méprisent le très pauvre publicain traînant son lot derreurs et de maladresses, Jésus déclare : « les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume des cieux. » La réponse du Christ est cinglante, mais elle a le mérite de la clarté. La veille de sa Passion, sachant quil allait mourir bientôt, le Sauveur eut encore ce geste étonnant envers ses disciples : le lavement des pieds. Saint Jean est le seul à rapporter cet épisode dans son Evangile. Il fait limpasse sur la Cène, mais nomet pas le lavement des pied. Dans la culture de cette époque, les esclaves lavent les pieds des maîtres. Le Sauveur nous a donné cet ultime signe pour nous faire comprendre sa vision du pouvoir. Le plus fort au service du plus faible, ce que le Moyen-âge traduisit par lidéal chevaleresque.
Naître de nouveau, se dépouiller de ce qui alourdit et aveugle, revêtir lessentiel, cest lhistoire de la vie. Lapôtre Paul nous invite dans ses épîtres à revêtir cet homme nouveau créé à limage et à la ressemblance du Christ. Et cela demande du temps, car il en faut, du temps, pour faire un homme ! De la même façon que le vilain petit canard du conte dAndersen met très longtemps avant de devenir un cygne magnifique, nous avons besoin de temps pour réussir cette transformation.
Aujourdhui nos sociétés industrielles et technologiques sinterrogent sur le futur de notre planète et de notre histoire. De la grotte Chauvet aux temps actuels, de - 35 000 ans à aujourdhui, bien des choses ont changé. Lhomme était une espèce rare évoluant parmi un océan danimaux. Aujourdhui nous sommes si nombreux que les villes et les voies de communication grignotent insensiblement le peu de nature encore intacte. La faune et la flore disparaissent, mais les « forces de lesprit » nous permettent de créer des mondes virtuels. A travers une multitude décrans interconnectés, les jeux vidéos et les réseaux informatiques captivent les plus jeunes. Mais posons-nous la question du sens ? Ny-a-il pas une vie au-delà de toute cette technologie ? Est-ce que tout cela nous rend plus heureux ?
En venant nous rappeler lessentiel, le Christ a voulu que nous nous posions la question du sens. Quelles sont les valeurs qui nous permettent de nous construire ? Quest-ce qui est important pour réussir sa vie ? Le monde de demain est le résultat de nos actions daujourdhui. Les forces de lesprit doivent donner du sens.
Mgr Thierry Teyssot