Lorsqu'un voyageur, même étranger à la piété catholique, traverse les villes et les campagnes, ses regards sont tout d'abord sollicités par le clocher des églises.

Dans les cités, les majestueuses cathédrales ou les superbes basiliques attirent la curiosité. Dans les campagnes, les églises rustiques, si pauvres soient-elles, l'invitent à porter ses pas sous leurs voûtes délabrées. Et quand il a pénétré dans ces sanctuaires, surtout aux longues heures où ils demeurent solitaires, il a l'impression d'une présence, d'une présence invisible mais réelle. D'instinct il se dirige vers l'autel devant lequel scintille une petite lumière. C'est là. Il sent qu'il n'est pas seul. S'il est croyant il tombe à genoux. S'il est incrédule, il éprouve un certain malaise et quitte le lieu saint.

Quelle est donc cette présence invisible et réelle ? Ici le mystère nous étreint tout entier et plonge notre esprit dans l'étonnement. Cette présence c'est, tout simplement, enfermée dans le tabernacle, luxueux ou misérable, une parcelle de pain. Rien d'autre. Mais ce pain a été consacré par un prêtre. Ce prêtre a pu être un grand dignitaire de l'Eglise; il est le plus souvent un très modeste curé de campagne. Mais un jour de sa jeunesse, ce prêtre s'est prostré aux pieds d'un évêque qui lui a conféré d'incommensurables pouvoirs; or ce consécrateur était le dernier d'une suite ininterrompue d'évêques qui, depuis les Apôtres est arrivée jusqu' à lui. Comme pour confondre l'orgueil humain, le Divin Maître avait choisi pour premiers évêques des hommes aux facultés rudimentaires. Et de même aujourd'hui, la pauvreté intellectuelle ou morale du ministre n'influe en rien sur l'efficacité de ses pouvoirs surnaturels: l'inconcevable prodige s'opère uniformément entre les mains du prêtre le plus saint et le plus savant, comme entre les mains du prêtre le plus médiocre et le plus indigne.

Reportons-nous vers cette salle d'un immeuble de Jérusalem où fut prononcée il y a deux mille ans la parole la plus mémorable des siècles passés et futurs. Jésus est entouré de ses disciples. C'est la fête de l'agneau Pascal. Le repas rituel des Hébreux vient de prendre fin. Les Apôtres ont vu leur Maître s'humilier jusqu'à leur laver les pieds, prosterné devant chacun d'eux. Ils ne savent que penser d'un pareil abaissement et restent confondus. Et voici la minute où va se dire la parole qui explique pourquoi, après vingt siècles on tombe à genoux devant un tabernacle à l'abandon.

Jésus prit du pain, le bénit, le rompit, leva les yeux au ciel comme pour demander à son Père de ratifier l'ineffable prodige et dit: "Ceci est mon CORPS". A ce moment précis, ce n'était plus du pain mais le Corps Vivant du Seigneur, parce qu'il avait voulu qu'il en fût ainsi. Nul parmi les chrétiens ne saurait mettre en doute la souveraine vérité de cette parole. C'est cette même parole qui rendait l'ouïe aux sourds, la vue aux aveugles, le mouvement aux paralytiques, la vie aux cadavres.

Et c'est pourquoi les Apôtres firent leur première communion dans le délire de leur Foi, car aucun homme n'avait parlé comme cet homme. Et cet homme-divin, avait dit de lui-même: "Je suis la Vérité". Et pour que le don merveilleux qu'il faisait de lui-même se répercutât à l'infini de l'espace et du temps, il ajouta: "Toutes les fois que vous ferez ces choses vous les ferez en mémoire de moi." Le sacerdoce chrétien était fondé.

Et c'est pourquoi le plus modeste ministre du coin le plus reculé du globe est nanti d'un pouvoir surhumain, d'un pouvoir tel que les Apôtres réunis autour de Jésus ne l'ont pas reçu plus grand, pouvoir dont la magnificence, suivant le mot de Bossuet, "étonne le ciel lui-même".

En quoi consiste exactement la doctrine de l'Eglise concernant le dogme de l'Eucharistie ?

Par l'effet des paroles de l'Epiclèse (invocation à l'Esprit-Saint) et de la Concécration prononcées sur le pain et sur le vin pendant le sacrifice de la Messe, ces deux éléments sont dépossédés de leur substance propre.

Sous le voile des apparences de ce pain et de ce vin, se trouvent le corps et le sang du Sauveur Vivant, et par conséquent aussi son âme et sa divinité, c'est à dire Jésus-Christ tout entier, vraiment réellement et substantiellement.

Sous ces espèces ou apparences ne se révèlent donc pas figurativement un souvenir, une image, un symbole, mais le vrai corps substantiel et réel de Jésus-Christ.

Et bien qu'en vertu de l'action de l'Esprit-Saint, il n'y ait que le corps sous les espèces du pain et que le sang sous les espèces du vin, cependant Jésus-Christ est tout entier sous chaque espèce par "concomitance" car le Sauveur Jésus étant immortel, impassible et indivisible, se trouve tout entier où est son corps et tout entier où est son sang. C'est ce qui peut justifier l'usage de la communion sous une seule espèce. C'est là ce que les Eglises apostoliques appellent à juste titre la Présence Réelle de Jésus-Christ dans le sacrement de l'Eucharistie.

Mais direz-vous c'est là un très grand mystère que la raison humaine est incapable de comprendre. Ce mystère nous n'avons aucune peine à le déclarer paraît un défi à la raison humaine. Il a eu cependant dés le début du christianisme l'adhésion pleinière et enthousiaste d'une multitude de croyants.

Les premiers chrétiens, ceux des catacombes, ceux qui versaient leur sang dans les amphithéâtres païens pour attester leur Foi, faisaient usage du pain consacré et s'en munissaient pour se communier eux-mêmes avant l'heure du martyre.

Les plus hautes intelligences, les plus grands docteurs de la primitive Eglise ont publié d'éclatants témoignages de leur Foi en l'Eucharistie: Saint Justin, Saint Irénée, Saint Cyprien, Saint Cyrille, Saint Jean Chrysostome, Saint Augustin, Saint Ambroise et tant d'autres sont encore nos maîtres en la doctrine eucharistique et nous embrassons de tout notre coeur leurs purs enseignements.

Mais, objectera-t'on, si l'Eucharistie a eu ses fidèles admiratifs, elle a eu aussi ses fidèles détracteurs. Peut-on être surpris qu'un dogme comme celui de l'Eucharistie ait eu des adversaires ? Peut-on s'étonner qu'il ait contre lui de méfiantes résistances, qu'il ait encore à buter contre le mur de l'incrédulité ? Mais ce qui doit nous surprendre, ce n'est pas qu'il puisse avoir des adversaires, mais qu'il ait des adhérents, et des adhérents dont la raison a les mêmes exigences et des lumières intellectuelles tout aussi vives, et quelquefois d'ailleurs plus étendues, que celles des réfractaires.

Avouons en effet sans réticences que le changement substantiel du pain au corps vivant du Christ par le seul fait d'une parole est un mystère qui dépasse tout l'entendement humain. Mais que d'autres mystères autour de nous. La gravitation harmonieuse des astres dans l'éther, la génération animale et végétale, le feu, la lumière, la chaleur, l'électricité: avez-vous réfléchi que ce sont là d'insondables mystères ? La terre même humectée d'eau nourrissant la sève des plantes les plus diverses qui donneront des fleurs aux couleurs les plus variées, des fruits aux parfums les plus dissemblables: n'est-ce pas là un mystère déconcertant ? La nourriture que nous absorbons ne se transforme-t'elle pas en notre chair et en notre sang ? Mieux que cela: n'est-elle pas la condition même du bon fonctionnement de nos facultés intellectuelles ? L'homme mange le cadavre des animaux, et c'est la circonstance pour que son intelligence ne meure pas, pour que son cerveau produise des oeuvres immortelles, pour que son âme puisse s'élever jusqu'aux régions où réside la Divinité.

Le mystère, mais il nous emprisonne de toutes part, il nous submerge, il nous engloutit. Et le mystère eucharistique n'est qu'un mystère de plus de cette troublante série. "Nous sommes entourés d'énigmes", disait Massillon. La nature est pour l'Homme un livre fermé, et le créateur pour confondre l'orgueil humain, s'est plu à répandre des ténèbres sur la face de cet abîme.

Ce n'est donc pas parce que l'Eucharistie semble dérouter à première vue nos conceptions habituelles qu'il est sage de détourner la tête et de s'écrier comme les Capharnaïtes au temps de notre Sauveur : "Durus est hic sermo", ces paroles sont trop dures et qui pourrait y croire ? Ces paroles de Jésus étaient dures en effet pour les oreilles humaines. Que déclarait-il au peuple qui le suivait, attiré par la douceur de ses discours ? "Je suis le pain de vie. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde." Et beaucoup s'irritaient d'entendre un tel langage. "Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ?"

C'était semble-t'il, le moment propice pour Jésus de calmer l'effarement de la multitude scandalisée. Au contraire, voici que par une sorte de serment, il aggrave sa déclaration, il l'impose avec violence, il éloigne tout subterfuge, il rejette toute ambiguïté: "En vérité, en vérité je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la Vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang possède la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment un breuvage." Quelques-uns des auditeurs ne pouvant entendre des propos qu'ils jugent insensés se retirent et ne reviendront plus. Alors se tournant vers ses douze, son petit cercle d'amis: "Et vous leur demande-t'il, est-ce que vous voulez vous aussi vous en aller ?" Mais ceux-ci mieux inspirés et plus confiants n'attendent aucune explication, n'exigent aucun éclaircissement. Par la bouche de Simon-Pierre ils proclament leur Foi sans défaillance: "A qui irions-nous Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle. Nous avons cru et nous croyons que tu es le Christ, Fils de Dieu."

Comme l'homme ne saurait espérer pouvoir atteindre Jésus-Christ par sa Divinité, c'est par l'élément matériel de son être que le Sauveur s'est mis à notre portée. Chez nous, l'âme se cache sous un vêtement de matière; notre vie animale, notre vie intellectuelle, notre vie spirituelle, sont sous la dépendance absolue de l'alimentation corporelle. C'est donc par cette voie que Notre Seigneur a jugé sage de se donner à nous.

Considérons les diverses conditions de la nutrition dans l'échelle des êtres. La nourriture de l'être inerte n'est qu'une juxtaposition des molécules sans aucune de ces transformations qui se manifestent dans l'être vivant. La plante et l'animal communient à leur manière aux dons que le Créateur a semé à profusion dans la nature, et cette assimilation d'éléments nutritifs constitue leur vie. L'homme étant un animal par son corps subsiste pareillement grâce à ses communions avec la nature matérielle. Mais par son âme il est aussi un être immatériel: son esprit assimile le beau, le vrai, le bien. Plus il s'en nourrit, dirons-nous avec un célèbre prédicateur de Notre-Dame, plus il y a d'ampleur et de fécondité dans son intelligence, d'élévation dans ses pensées, de fermeté et de vigueur dans son jugement, de rectitude et de volonté, de délicatesse dans sa conscience, en un mot plus il est Homme.

Le Mystère de l'Eucharistie - 2


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