Examen d'une question célèbre qu'a fait naître l'humilité de Gerson, et qui, pendant deux siècles, a partagé le monde savant.

Dans les premières années du quinzième siècle, tandis que le sceptre cherchait l'appui de l'encensoir, et que l'encensoir semblait appuyer le sceptre pour le dominer; tandis que l'hérésie, triste avant-coureur de la réforme, troublait l'intérieur des Etats et de l'Eglise, et qu'en même temps, après avoir entendu le discours mémorable dans lequel le chancelier Gerson établissait la supériorité du concile sur le chef visible de l'Eglise, le concile général de Constance venait de déposer (1415) un pape comme hérétique (Jean XXIII), et de donner un autre chef spirituel (MartinV) au monde chrétien; tandis qu'il y avait quatre papes vivants: Grégoire XII qui venait enfin de se démettre; BenoîtXIII qui persistait à ne pas abdiquer la tiare, Jean XXIII contumace et Martin V, élu par le concile; tandis que les peuples étaient troublés dans leurs croyances ou égarés dans la nuit du fantastique et des superstitions, et tous politiquement endormis dans leurs fers, parut en Allemagne; avant la Gaule Belgique et en Italie: ce livre était l'Imitation de Jésus-Christ.

L'époque de son apparition peut être fixée à l'an 1421; le lieu où il fut composé semble devoir être fixé à l'an 1421; le lieu où il fut composé semble devoir être l'abbaye de Moelck en Autriche, où Gerson s'était retiré après la dernière session du concile, en 1418; car Gerson ne pouvait rentrer avec sécurité en France, où le duc de Bourgogne, assassin du duc d'Orléans, était tout puissant.

Poursuivi par des sicaires, il se déguisa en pélerin, et le duc d'Autriche lui offrit un asile dans l'abbaye de Moelck. Le chancelier de l'Université de Paris s'était vivement prononcé contre le cordelier Petit, qui avait entrepris de justifier le prince bourguignon, et il n'avait rien négligé, dans l'indignation de sa vertu et de son éloquence, pour faire condamner par le concile le moine apologiste du crime et le duc criminel.

Ces faits sont pleinement historiques, c'est-à-dire l'exil volontaire de Gerson, n'osant ou ne pouvant avec sûreté rentrer en France pour s'être énergiquement prononcé contre l'assassinat du duc d'Orléans, frère de Charles VI. C'est encore un fait de l'histoire que le séjour de Gerson dans plusieurs monastères d'Allemagne, tels que celui de Rathemberg, et sa retraite dans l'abbaye de Moelck, où ont été trouvés jusqu'à vingt-deux manuscrits d'un même livre, qui ne s'est trouvé en une telle proportion dans aucun autre monastère.

Les faits ainsi posés, et je ne pense pas qu'ils l'aient encore été ainsi au commencement d'aucune discussion tendant à présenter Gerson comme le véritable auteur de l'Imitation, je dirai d'abord quelques mots sur l'étrange fortune de ce livre admirable.

Silence et Humilité

Son succés allait bientôt remplir le monde, et la recherche de son auteur, qui dans son humilité avait voulu demeurer inconnu, devait, dans une longue suite de générations, provoquer les savants de tous les peuples civilisés, faire écrire et publier plus de 150 ouvrages, mémoires ou dissertations.

Aucun livre n'eut, dans les monastères d'Allemagne, de France, de la Gaule Belgique, un pareil nombre de copistes occupés de le transcrire, souvent pro pretio, c'est-à-dire pour être vendus aux fidèles. Et dès que l'imprimerie eut ouvert la plus large voie pour la civilisation, voie qui, heureusement, une fois ouverte, n'a pu et ne peut plus être fermée, les éditions latines se multiplièrent de toutes parts (et toutes celles du quinzième siècle sous le nom direct de Gerson), si bien que leur nombre finit par dépasser de beaucoup celui de l'Evangile même.

C'est que l'Imitation était, comme soutien dans les traverses de la vie, et comme secours dans l'adversité, plus à la portée de toutes les intelligences; c'est que l'auteur s'était si bien inspiré du texte et de l'esprit du livre divin, ainsi que des sentiments des premiers Pères de l'Eglise, et qu'il joignait d'ailleurs à cette sainte érudition une si grande connaisance du monde et des passions humaines, que partout on voulait avoir ce volume et le méditer comme offrant le guide le plus sûr dans le chemin si difficile de la vie, les consolations les plus vives et les plus efficaces dans toutes les afflictions, et la perspective du bonheur du juste, quand, après son court pélerinage sur la terre, il entre calme et confiant dans l'Eternité.

Un texte Universel

L'Imitation a été traduite dans toutes les langues des peuples civilisés, même dans celles qui ne vivent plus, telles que l'hébreu, le grec, d'autres encore, même en celto-breton, dans la langue des Basques, dans la plupart de celles que l'on parle en Asie, dans les autres parties du monde, et jusque dans l'Océanie. Toutes ces dernières versions ont été faites par des missionnaires qui se sont accordés à considérer le livre de l'Imitation comme le manuel de la vie spirituelle, comme le plus utile semeur de la morale du Christianisme, et le meilleur instrument de propagande pour la civilisation.

L'étonnante fortune de cet ouvrage tient du prodige. Aucun autre, sans en excepter les livres bibliques, n'a eu en France le quart des traductions qu'on y a faites de l'Imitation. La plus ancienne version française parut à toulouse en 1488, sous ce titre: "Cy comance le livre trèe salutaire, la Ymitation Jhésu-Christ et mesprisement de ce monde, premièrement comprend en latin par Saint Bernard, ou par autre dévote personne, attribué à maistre Jehan Gerson, chancelire de Paris, et après translaté en françoys en la cité de Tholose."

Le savant bibliothécaire M. Barbier a décrit, avec l'aide de J.B.M. Gence, dans un volume qui parut en 1812, soixante versions françaises de l'Imitation; et il ne les a pas toutes connues. Parmi les traducteurs on remarque un chancelier de France sous Louis XIII (Michel de Marillac), le grand Corneille, plusieurs académiciens, des savants et des littérateurs plus ou moins célèbres.

Or, depuis cette époque, de nouvelles traductions françaises n'ont cessé de paraître. Après celle de Jean-Baptiste-Modeste Gence, qui a été publiée en 1820, et que son grand succès a fait stéréotyper dans les deux formats in-12 et in-18, on a vu paraître les traductions de MM. de Genoude et de Lamennais, de MM. d'Assance et Rochette, de plusieurs autres encore; une traduction libre en vers par M. de Montbrun, une traduction paraphrasée par M. Simoneau de Dijon, etc: en sorte que le nombre des versions françaises ne s'élève maintenant à guère moins de 80; et l'on peut dire, sans crainte de se tromper, qu'il n'est sur la terre aucun livre, ancien ou moderne, qui ait trouvé dans une même langue un nombre si prodigieux d'interprètes divers.

Et le succès de ce livre va toujours croissant. A peine venait-on de publier en Bavière (1838) une Imitation polyglotte en sept langues, qu'un médecin lettré, de Lyon, M; de Montfalcon, en faisait paraître une en huit langues.

Dans cet enthousiasme universel, il n'est pas étonnant qu'on ait cherché à découvrir enfin positivement l'auteur ignoré d'un livre si connu.

Qui est l'auteur ?

S'il est vrai qu'on vit dans l'antiquité sept villes de la Grèce se disputer la gloire d'avoir été la patrie d'Homère, les temps modernes ont vu non plus des villes seulement, mais des nations entières, quatre nations revendiquer l'honneur d'avoir vu naître le véritable auteur de l'Imitation.

Les Pays-Bas, avec les Chanoines réguliers de Saint-Augustin, les Jésuites et les Bollandistes, ont proclamé THOMAS A KEMPIS qui ne fut qu'un copiste; les Italiens avec les Jésuites piémontais et les Bénédictins, ont imaginé un JEAN GESSEN ou GERSEN de Canabaco, ou selon M. de Grégory, de Cabanaco, prétendu abbé de Verceil, et dont l'existence n'a pu être établie par aucun document de l'histoire.

Des savants qui n'étaient ni Jésuites, ni Chanoines réguliers, ni Bénédictins, ni Belges, ni Italiens, ont combattu pour JEAN GERSON, chanoine de l'Eglise de Paris; un Allemand, l'Abbé Veigl, chanoine de Ratisbonne, veut aujourd'hui que l'auteur de l'Imitation soit un Jean de Canabac ou de Rorbac, lequel serait un moine sous le nom de GHERSEM; mais ne pouvant assigner de date certaine aux manuscrits qu'il cite, son opinon reste sans base et sans autorité.

Voilà les quatre nations et les quatre systèmes qui n'ont pu s'accorder, voilà les quatre auteurs entre lesquels il faut choisir.

D'après les Bénédictins et les auteurs italiens, l'Imitation aurait été composée à Verceil, vers le milieu du treizième siècle.

Selon les Gersonistes, ce livre aurait été écrit dans l'abbaye de Moelck, en Bavière, par le docteur français Jean Gerson fuyant la persécution dans les premiers temps du quizième siècle.

Selon les Jésuites, les Bollandistes et les Chanoines réguliers de Saint-Augustin, ce serait seulement l'année 1441 qu'il faudrait assigner pour première date à l'Imitation, parce que cette date est celle du manuscrit signé de la main de Thomas à Kempis, fait dans les Pays-Bas, au monastère de Sainte-Agnès.

Enfin, d'après le chanoine de Ratisbonne, M. Veigl, il s'agirait encore de reporter au treizième siècle le berceau de l'Imitation, et de le placer à Viblingen ou dans un autre monastère allemand.

Si l'on voulait se livrer à l'examen des manuscrits authentiques de l'Imitation, pour déterminer quel est son auteur véritable, il faudrait s'accorder d'abord sur ce qu'on doit entendre par manuscrits authentiques: désignerait-on ainsi ceux qui sont signés ? Mais il n'y a que celui de 1441 qui le soit: il est terminé par cette phrase de copiste: finitus per manus Thomas a Kempis; et ce n'est qu'un recueil de divers ouvrages les plus anciens, dont à défaut de date, on peut déterminer l'âge par l'inspection de l'écriture, la forme des lettres, les abréviations et les autres signes caractéristiques?

Mais ces éléments de discussion ont été employés par les partisans des quatre systèmes; chacun s'en est servi pour argumenter dans son sens, et aucun ne s'est rendu à une opinion contraire à la sienne, quoiqu'une seule de ces quatre opinions soit et puisse être la véritable: car tel est l'esprit humain! souvent il s'enferme dans un système, comme la chrysalide dans la prison qu'elle a filée. Au surplus, cet examen des manuscrits a été fait par J.B.M. Gence qui, dans sa savante édition du texte, a donné en partie les variantes de plus de deux cents de ces manuscrits.

Les Kempistes et les Gersénistes ont mis à la tête de leurs nombreuses éditions latines, ou de leur traductions, des préfaces, des dissertations, des notices à l'appui des systèmes contraires qu'ils avaient adoptés, et ils se sont combattus avec un égal avantage, en ce sens que les Bénédictins gersénistes (Mabillon, le cardinal d'Aguirre, D. Delfau, etc.) ont fort bien prouvé que Thomas A Kempis n'était qu'un copiste, et que les Bollandistes et les Jésuites ont facilement établi que le Jean Gersen, prétendu abbé de Verceil, n'avait point d'existence prouvée.

Pour des juges sans prétention, les deux partis s'étaient entre-tués, chacun d'eux ayant renversé le système de l'autre, et alors il ne restait debout dans la lice que la drande figure du chancelier Gerson; car, jusqu'à ces dernières années, l'Allemagne n'avait point mis en avant son Jean de Canabac ou de Rorbac.

Cependant la querelle entre les Kempistes et les Gersénistes a été poursuivie pendant deux siècles entiers; aucun parti ne voulait s'avouer vaincu. Les Bollandistes, et à leur tête Bolland qui leur donna son nom, Sommalius, Chiffet et les chanoines réguliers, Flamands et Français continuaient de se battre.

La Thèse Kempiste

Et cependant les Opuscules de frère Thomas contiennent des sermons faits à des novices, écrits dans un latin assez barbare, et farcis de contes dans le genre de ceux que récitaient en chaire les prédicateurs du moyen âge; c'est dans ces vieux sermonaires latins que La Fontaine a trouvé le sujet de plusieurs de ses contes, principalement celui des Oies de Frère Philippe, qu'on lit dans les sermons du disciple (Sermones Disciluli). Mais les contes de Frère A. Kempis sont moins ingénieux; il suffira d'en citer un: "Une femme des champs revenait d'acheter au marché une cruche de lait pour les besoins de son ménage. Le soleil était ardent, elle s'assit sous un ombrage: Buvons un peu de lait, dit-elle; mais préalablement elle fit sur la cruche le signe de la Croix, et fort bien lui en prit, car soudain la cruche se brise en éclats, tout le lait est répandu; la femme remplie d'effroi se lève, et un moine passant, tout bien considéré, dit avec une sage réflexion: "Si elle n'avait pas fait le signe de la Croix, elle aurait avalé le diable avec le lait," Diabolum cum lacte imbilisset."

Est-ce à l'auteur de pareils contes (et ils abondent dans les sermons de Frère A Kempis) qu'on peut raisonnablement attribuer le livre de l'Imitation ? Ce diable avalé dans le lait (Diabolum cum lacte) resssemble-t-il comme deux gouttes d'eau, ainsi que le veut le Jésuite Rosweyde, au style de l'imitation ? Quant au petit jardin des roses (Hortulus Rosarum), il est vrai que Frère A. Kempis y sème cette grande vérité: "le rire est mis en fuite par le chagrin (risus moerore fugatur)." Il est vrai qu'il ajoute, "un clou chassa l'autre (clavus clavo expellitur)". Je conviens que le dit frère remarque encore fort bien que celui qui saisit fortement un chien par la langue n'a pas à craindre sa morsure (morsum non timebit). J'avoue aussi volontiers que Kempis élève parfois, sinon son style, du moins sa pensée, et qu'il place cette fleur sépulcrale dans son jardin des roses: "Toutes choses ne sont rien, le Roi, le Pape et la bulle plombée (Omnia sunt nulla, Rex, Papa, et plumbea bulla)". Mais tout cela sent-il la rose comme le veut encore le Jésuite Rosweyde ? Mais tout cela ressemble t-il au style de l'Imitation ? Sont-ce là les sentiments et les images qui nous attachent dans ce livre admirable ?

Au surplus, il n'est pas inutile de remarquer que le livre de l'Imitation ne se trouve pas dans la première édition des Opuscula de Thomas à Kempis, publié à Utrecht vers 1472 ou 1473, et qu'il n'a été compris que dans les éditions postérieures données par les Jésuites.

Je me suis un peu arrêté sur Thomas A Kempis, parce que de tous les auteurs auxquels on a attribué l'Imitation, c'est celui dont le nom figure (mais depuis le seizième siècle seulement, et principalement en Allemagne et en Angleterre) sur le plus grand nombre d'éditions latines et de traductions de cet ouvrage.

Après avoir prouvé que Thomas A Kempis n'a fait ni pu faire l'Imitation, il ne reste à combattre que deux ombres, celle que le chanoine Veigi de Ratisbonne voudrait en vain dresser au fond d'un tombeau ignoré, et celle de Gersen, que le savant Eusèbe Amort et le Père Desbillons avaient depuis longtemps replongée dans les tombes de Verceil, quand un historien de cette cité (M. De Grégory), mu par un sentiment patriotique, a voulu l'exhumer de nouveau avec un zèle digne d'une meilleure cause; il a argumenté d'un manuscrit sans date, d'une chronique où sont de fâcheuses lacunes, et de titres sans valeur réelle.

Des savants consciencieux, tels que MM. Daunou, le Marquis De Fortia, Onésime Le Roy, M. l'Abbé d'Assance, beaucoup d'autres encore, n'ont pu être convaincus; en sorte que le nouvel exhumateur de l'ombre, à laquelle les Bénédictins même s'étaient efforcés en vain de donner un corps, n'a pu le dégager de son linceul, tandis qu'armé du flambeau d'une saine critique, Gence la faisait de nouveau, et sans doute pour la dernière fois, s'évanouir.

La Thèse Gersoniste

Pour mieux fortifier son opinion en faveur de Gerson, ce savant ne s'est pas borné à la seule autorité des plus anciens manuscrits. Il a heureusement imaginé de comparer une soixantaine de passages extraits des oeuvres spirituelles de Gerson, et il y a trouvé, et on y trouve comme lui, non-seulement le même tour dans la phrase, et un rapprochement très frappant des mêmes gallicismes, locutions qui ne pouvaient convenir ni à un Allemand, ni à un Flamand, ni à un Italien.

Ce genre de preuve n'avait pas encore été fait, du moins, dans un si grand ensemble, et Gence a donné avec raison pour titre à ce travail: Jean Gerson restitué et expliqué par lui-même (1836, in-_°).

N'est-il pas d'ailleurs plus que vraisemblable, n'est-il pas certain que Gerson n'aurait pas manqué de citer l'Imitation, en lui faisant de si fréquents emprunts dans ses oeuvres, lui qui cite si souvent Saint Bonaventure, Saint Bernard, le cardinal d'Ailly et d'autres moralistes ou spiritualistes de son époque ? C'est donc que Gerson empruntait à lui-même, et qu'il ne croyait pas devoir citer comme autorité ses ouvrages.

Mais voici un fait plus convaincant encore et qui suffirait seul, à défaut de tout autre, pour faire reconnaître le chancelier de l'université de Paris comme le véritable auteur de l'Imitation. Dans son épître sur les livres qu'il faut lire (de Libris legendis), aurait-il oublié, aurait-il pu oublier de nommer l'Imitation, que les Gersénistes prétendent être un livre composé vers le milieu du treizième siècle, plus de cent cinquante années avant les temps de Gerson ?

D'autres considérations méritent encore d'être présentées. Les Flamands Kempiste trouvaient l'Imitation remplie de flandricismes; les Italiens Gersénistes, d'italianismes; les Allemands Canabaciens, de germanisme; les Français Gersoniens, de gallicismes: et c'était un argument que chacun faisait valoir en faveur de sa nation. Mais, sans s'arrêter ici aux nombreuses altérations faites par les copistes de divers pays, il suffit de se souvenir que Gerson avait été en Italie, qu'il avait passé plusieurs années dans les monastères de la Germanie et surtout dans l'Abbaye de Moelck où, pendant les chagrins de l'exil, il écrivit plusieurs ouvrages, entre autres l'Imitation, dont, comme Cajetan l'a remarqué (il y a bientôt deux siècles), vingt-deux anciens exemplaires manuscrits étaient conservés dans cette Abbaye.

Au surplus, ce sont les gallicismes qui dominent dans l'Imitation: aussi ce livre a-t-il été plus facilement et beaucoup plus souvent traduit dans notre langue que dans aucune autre; et l'on a généralement remarqué que les versions les plus littérales étaient à la fois les meilleures, les plus aisées et celles qui ont eu le plus de succés: ce qui indique encore que l'ouvrage original a été écrit par un auteur français.

Les manuscrits les plus anciens sont ceux qui remontent à l'âge où vivait Gerson: ce sont aussi, en général, les plus corrects, et ceux qui se trouvent en plus grand nombre sous son nom.

M. Onésisme Le Roy a découvert dans la bibliothèque de Valenciennes un ancien manuscrit où, à la suite d'un sermon de Gerson, en français, se touve l'Imitation aussi en français, sous le titre d'Internelle consolation. Il existe, sous ce même titre, quelques éditions anciennes de l'Imitation, et la version elle-même est en si vieux langage, qu'elle a fait élever la question de savoir si, dans l'origine, le livre de l'Imitation n'avait pas d'abord été écrit en français par Gerson, et ensuite mis par lui en latin. Cette question n'est pas encore résolue, et son examen mènerait ici trop loin: l'opinion la plus probable paraît être celle qui attribue les deux textes à Gerson, dont on a d'ailleurs quelques opuscules de spiritualité, d'abord composés en latin, et dont il fit ensuite une version française pour ses soeurs, et pour d'autres personnes auxquelles le latin était peu familier.

Un des plus beaux manuscrits de l'Imitation en latin, écrit dans la seconde moitié du quinzième siècle, sous le nom de Jean Gerson, est orné du portrait du chancelier, peint en miniature. Ce manuscrit précieux paraît avoir appartenu, et tout indique qu'il a dû donner exécution à Thomas Gerson vivant en 1440, contemporain de son oncle le chancelier, et qui fut chanoine de la Sainte Chapelle de Paris, et en même temps chantre honoraire de Saint-martin de Tours.

Il n'est certainement pas inutile de ramarquer qu'en Italie même se trouvent d'anciens manuscrits de l'Imitation, portant le nom de Gerson, chancelier de l'Université de Paris; que notamment un de ces manuscrits a été vu à Ravenne par M. Miller, attaché à la section des manuscrits de la Bibliothèque royale.

Il n'est pas non plus inutile de dire que la première édition de ce livre, donnée à Venise en 1483 (in-8, à deux colonnes), est sous le nom de Jean Gerson (Johannis Gerson, Cancel-larii parisiensis).

Il n'est pas inutile enfin de constater que, dans le volumineux Index de tous les livres chrétiens, publié à Rome par l'ordre de Sixte-Quint, et contenant les éditions et les traductions de l'Imitation faites dans le Quinzième siècle, presque toutes ces éditions et traductions sont sous le nom du chancelier Jean Gerson; que quelques-unes portent, mais dans le seizième siècle seulement, le nom de Thomas A Kempis, et qu'aucune n'est sous celui de Gersen.

Ainsi donc, même en Italie, ce Jean Gersen, prétendu abbé de Verceil, qui aurait vécu et écrit l'Imitation dans le treizième siècle, était inconnu encore à la fin du quinzième!

Il serait superflu de pousser plus loin l'examen d'une question qu'on doit trouver maintenant résolue.

Une Question Controversée

La querelle sur l'auteur de l'Imitation a été longue et animée. Son histoire suffirait à remplir un ou plusieurs volumes. Plus de cent cinquante écrits, mémoires ou dissertations ont été publiés en diverses langues dans ce vaste conflit d'opinions contraires; car aucune question d'histoire littéraire n'a fait autant de bruit parmi les hommes. Savants, littérateurs, bibliographes, historiens, prêtres, moines et magistrats, sont entrés dans l'arène, et tous avec la confiance du succès, quand le succès ne pouvait appartenir qu'à une des quatre nations entre lesquelles des combats séculaires se trouvaient engagés.

Enfin, c'est en faveur de la France que, peu d'années avant sa mort, un veillard plus qu'octogénaire, Jean-Baptiste-Modeste Gence est maître du champ de bataille. Si quelques écrivains s'obstinaient encore à ne pas mettre bas les armes, ces armes se trouveraient bientôt sans force dans leurs mains, triste témoignage d'une vaine résistance après la défaite, et quand leurs partisans, s'ils en ont encore, n'osent ou ne peuvent plus se rallier.

Le procès est terminé pour les savants sans partialité, pour tous les critiques de bonne foi. Le meilleur livre de morale chrétienne et universelle, composé d'après l'Evangile et plus usuel que le livre divin, le Livre donc le plus utile aux hommes, a été écrit par un Français, Jean LE CHARLIER dit GERSON, du lieu de sa naissance, et chancelier de l'Université de Paris, dans le quinzième siècle.

Recherches et Découverte

(du lieu où naquit l'auteur de l'Imitation)

Ces recherches ont été faites par M. Billaudel, Ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées, membre de la chambre des Députés; qui né à Rethel, a voulu rendre à cette ville le grand souvenir de Gerson.

Rethel peut s'honorer encore d'avoir vu naître dans ses environs, l'an 1201, ROBERT SORBON, prédicateur, chapelain et confesseur de Saint Louis, qui fonda, l'an 1253, la célèbre Maison et Société de Sorbonne. Par un rapprochement singulier, Robert et Jean Le Charlier prirent le nom de deux petits villages voisins de Rethel, où ils étaient nés, Sorbon, qui n'est plus qu'un hameau, et Gerson, dont les traces sont effacées.

Les géographes ont donné sur le village de Gerson des renseignements qui, sans être contradictoires, ne sont pas identiques.

Dans une carte de la Champagne, publiée en 1713, par Guillaume de l'Isle, de l'Académie des Sciences, qui, bientôt après (1718), vit créer pour lui le titre de Premier Géographe du Roi, on trouve Parson entre Barby et Rethel, sur la rive droite de l'Aisne. Parson ne porte point sur cette carte l'indication d'une paroisse: le signe qui l'accompagne semble ne désigner qu'une chapelle ou un chétif village.

Sur une autre carte de Champagne que Robert de Vaugondy, géographe ordinaire du Roi, fit paraître en 1752, Parson (même faute de copiste) se trouve indiqué entre Rethel et Barby.

Le pouillé général des Bénéfices de l'Archevêché de Reims, imprimé, à Paris, chez Alliot, 1648, in-4°, indique (page 54, 1ère colonne), la Cure de Saint-Martin de Gerson, immédiatement au-dessous de l'église de Rhetel. "Ces deux Juridictions ecclésiastiques étaient donc probablement, dit M. Billaudel, voisines l'une de l'autre. L'existence d'un lieu qui porte le nom de Gerson est ainsi certaine."

Dans un Recueil des Elections de Champagne, imprimé à Châlons en 1688, l'élection de Reims contient le Doyenné, dit de Justine (Commune de l'Arrondissement de Rethel), lequel comprend sept localités, dont une est celle de Gerson. Ainsi, en 1688, Gerson existait encore, comme faisant parti d'un doyenné qui confinait à l'élection de Rethel.

Mais aujourd'hui qu'est devenue cette localité ? En 1859, M. Billaudel écrivait à son ami, M. Jarry de Mancy: "J'ai parcouru le bord de cette rivière (l'Aisne) que j'ai fréquenté cent fois dans mon adolescence. Je suis sûr qu'il n'y a plus la moindre construction debout, ni maison, ni chapelle; et mon père, que j'ai consulté, n'a gardé aucun souvenir de quelque édifice en cet endroit depuis soixante-et-dix ans. Cependant, j'ai remarqué quelques traces de fondations enfouies sous le gazon, et que la rivière, et s'est portée successivement à gauche et à droite de son lit actuel, qui n'est pas contenu par les ouvrages de l'homme."

L'année suivante (1840), M. Billaudel écrivait: "Il y a, auprès de Rethel, une promenade publique au bout de laquelle sont plusieurs maisons adossées à un coteau, qui est sapé par la rivière d'Aisne. Ces maisons, appelées aujourd'hui "Les Ginguettes" avaient devant elles une plaine plus large que la rivière a dévorée. Là, se déposaient les bois de marine et autres, que l'on faisait flotter. Mon aïeul paternel, qui faisait un grand commerce de ces bois, avait en ce lieu une maison et un facteur qui était chargé de ses intérêts. Les lettres et les pièces comptables, écrites par ce facteur, sont toutes datées de Gerson. C'est bien ce lieu qui formait la paroisse de Gerson, aujourd'hui entièrement détruite, dont mon père lui-même n'a pas vu de traces, et dont la génération actuelle ne connaît pas même le nom."

Enfin, toujours animé du même zèle pour rattacher à sa ville natale le grand nom de l'auteur de l'Imitation, M. Billaudel écrivait, le 5 mai 1840, à son ami: "Mon père s'est fait archéologue pour nous faire plaisir. A l'âge de soixante-quinze ans, il s'est rendu, à pied, à Barby pour y chercher des souvenirs de Gerson. Il y a trouvé un portrait du Chancelier Gerson, une épitaphe de sa mère, des détails sur le village, et un bon vieux maire de quatre-vingt-un ans, qui a conservé la tradition et des souvenirs précieux à recueillir."

Voici l'épitaphe de la mère de Gerson, incrustée dans le mur de l'église de Barby, près de la porte de la chapelle consacrée à Saint Nicolas:

Elisabeth LA CHARDENIER
qui fin bel ot et vie entière
A ARNAUT LE CHARLIER
espouse Auxquels enfants ont esté douze
Devant cest hus fust enterrée
M. quatre cent et 7 l'année
estant de juing le jour huitime
Jhesus li doint gloire saintime.

Un ancien portrait de Gerson a été trouvé, à Barby, par M. Billaudel père, chez M. Rousseaux, ancien Maire de cette Commune. Derrière la toile est cette inscription:

JOANNES-GERSON DOCTOR THEOLOGVS ET CANCELL. PARIS. SOCIVS NAVARRIC. CAROLI VI. AC VNIV. IN CONC. CONST. ORAT. Obiit Luad 1429.

Il résulterait des traditions restées dans les souvenirs de l'ancien Maire de Barby, que le village de Gerson aurait été complètement incendié et détruit pendant un siège de Rethel; et qu'après la révolution de 1789, le territoire de Gerson aurait été partagé entre la commune de Barby et celle de Sorbon.

Quoi qu'il en soit, il est aujourd'hui constaté:

1° qu'il a existé, près de Rhetel, un village de Gerson, dont le célèbre Chancelier de l'Université de Paris, Jean Le Charlier, prit le nom;
2° que ce village, bâti sur les bords de l'Aisne, a été détruit, qu'il n'en reste aucunes ruines, et que son nom même était comme effacé;
3° que MM. Billaudel, père et fils, ont retrouvé l'emplacement où naquit l'auteur de l'Imitation;
4° que l'épitaphe de la mère de Gerson est conservée dans l'église de Barby;
5° que la mère de Gerson se nommait Elisabeth La Chardenière;
6° que le nom du père de Gerson était Arnaut le Charlier;
7° que les deux époux eurent douze enfants (auxquels enfants ont esté douze);
8° ENFIN QU'UN VIEUX PORTRAIT de Gerson est encore religieusement conservé dans le village de Barby, près Rethel.

Avant la Révolution, on voyait dans la riche bibliothèque de Sorbonne, parmi les portraits des plus illustres Docteurs de l'Eglise de France, celui de Gerson qui, du cabinet de M. Gence est passé, avec sa belle et unique Collection de manuscrits, d'éditions latines et de traductions, en français et en diverses langues, du livre de l'Imitation, dans le cabinet de M. l'Abbé d'Assance, professeur à la Faculté de Théologie.

Ainsi, c'est après une révolution de quatre siècles, que M. Gence et M. Billaudel ont dissipé:

l'un, l'obscurité dont avait voulu s'envelopper l'auteur du livre admirable où plus d'une fois il est dit: Aimez à être ignoré;

l'autre, les ténèbres qui, déjà depuis longtemps, couvraient le berceau de Gerson.


Sommaire