Vivre sans pouvoir pardonner est-ce possible ? Le mal, l'offense, l'injustice nous atteignent dans la vie de tous les jours, ils ne nous laissent pas indifférents. Nous portons tous des blessures, plus ou moins profondes. Elles sont parfois difficiles à cicatriser. Comment être chrétien sans pardonner ? Mieux, comment être humain sans pardonner ?

Une vie sans pardon possible, est-ce une vie vaincue par le mal ? Un monde sans pardon est-il vivable, est-il supportable ? Jésus fait du pardon un des piliers de la prière, une des pierres d'angles de son enseignement. Essayons de comprendre.

Le Serviteur Impitoyable

La parabole du créancier sans pitié donnée par le Christ apporte son lot de révélations. Selon Jésus notre Père céleste est prêt à pardonner bien au-delà de ce que nous pouvons penser, ou imaginer. En contrepartie il nous demande d'être capable de pardonner à nos frères, du fond du coeur :

- "Ainsi en va-t-il du Royaume des cieux comme d'un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Pour commencer, on lui amena quelqu'un qui lui devait dix mille talents (environ deux-cents millions d'euros aujourd'hui). Comme il n'avait pas de quoi rembourser, le maître donna l'ordre de le vendre ainsi que sa femme, ses enfants et tout ce qu'il avait, en remboursement de sa dette. Se jetant alors à ses pieds, le serviteur, prosterné, lui disait : "Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout." Pris de pitié, le maître de ce serviteur le laissa aller et lui remit sa dette.
En sortant, ce serviteur rencontra un de ses compagnons, qui lui devait cent deniers (environ cinq mille euros aujourd'hui) ; il le prit à la gorge et le serrait à l'étrangler, en lui disant : "Rembourse ce que tu dois." Son compagnon se jeta donc à ses pieds et il le suppliait en disant : "Prends patience envers moi, et je te rembourserai." Mais l'autre refusa ; bien plus, il s'en alla le faire jeter en prison, en attendant qu'il eût remboursé ce qu'il devait.
Voyant ce qui venait de se passer, ses compagnons furent profondément attristés et ils allèrent informer leur maître de tout ce qui était arrivé. Alors, le faisant venir, son maître lui dit : "Mauvais serviteur, je t'avais remis toute cette dette, parce que tu m'en avais supplié. Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j'avais eu pitié de toi ?" Et, dans sa colère, son maître le livra aux tortionnaires, en attendant qu'il eût remboursé tout ce qu'il lui devait.
C'est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du coeur."
(Matthieu 18, 23-35)

Les dix mille talents de l'époque correspondant à deux-cents millions d'euros aujourd'hui représentent une dette astronomique. A notre grande surprise la voilà soudainement effacée par ce roi débonnaire qui accepte de se laisser toucher et émouvoir, au-delà du raisonnable. Le bénéficiaire de ces largesses surprenantes est-il véritablement conscient de ce qui lui arrive ? Ressort-il transformé par cette rencontre qui bouleverse son destin ? C'est bien là tout le problème. Devant l'un de ses compagnons qui est aussi son débiteur, mais dans des proportions très modestes comparativement au gouffre abyssal de son ancienne créance, il se montre sans pitié, sans coeur. Comme un boomerang les créances de son passé lui reviennent en pleine figure. L'annulation de sa dette était conditionnée à sa capacité à effacer celle des autres, à "pardonner du fond du coeur" nous dit Jésus.

En résumé, si nous ne pardonnons pas, Dieu ne pardonne pas non plus. C'est aussi le sens de la prière universelle du chrétien, du texte du Notre Père. Le pardon en est la clé : "Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés".

Le Témoignage de l'Evangile

De façon multiple, Jésus s'est efforcé de faire comprendre que la générosité, la bonté, l'ouverture d'esprit et la tolérance sont au coeur de son message et de ses actes. Il déclare qu'il ne faut pas juger, pour n'être pas soi-même jugé par le Père céleste ; qu'il ne faut pas condamner, pour n'être pas non plus condamné. Les largesses de la Providence semblent conditionnées à notre générosité envers les autres : "On se servira pour vous, déclare-t-il, de la mesure dont vous vous serez servis pour les autres" (Mathieu 7,2). Le texte du Notre Père va dans le même sens puisque l'aide de la Providence semble liée à notre capacité à pardonner. Ainsi la phrase "Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour" précède "Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés". Celle-ci également est à méditer : "avant de venir prier à l'autel, va d'abord te réconcilier avec ton frère" (Mathieu 5,23-24)

A l'adresse du pharisien qui se scandalise de l'accueil fait à la pécheresse publique (sans doute Marie-Madeleine) Jésus déclare : "parce qu'elle a beaucoup aimé, il lui sera beaucoup pardonné". (Luc 7,47) Il vient non pour chercher des justes, mais pour sauver des pécheurs, à la recherche de la brebis perdue. A ceux qui veulent lapider à mort la femme adultère il lance : "que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre" (Jean 8,7)

Ce qui surprend toujours chez le Christ, ce qui émeut, ce qui bouleverse, ce qui touche c'est cette capacité à aimer sans juger, sans arrière pensée, sans calcul. A Pierre qui demande s'il peut pardonner jusqu'à sept fois à son frère s'il vient à pécher contre lui Jésus déclare : "non pas sept fois mais soixante-dix-sept fois sept fois" (Mathieu 18,22), c'est à dire de façon quasi illimitée ! "Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent", ajoute-il dans le sermon sur la montagne, "ainsi vous serez fils et filles de votre Père céleste qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants, pleuvoir sur les justes et les injustes" (Mathieu 5,45)

La loi du talion, "oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, vie pour vie" (Deutéronome 19,21), est abolie par le Christ. Avant de mourir sur la croix Jésus pardonne à ses bourreaux et tortionnaires : "Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font" (Luc 23,33-34) C'est un voleur supplicié et repentant, le « bon larron », ému par le sort de Jésus crucifié qui sera le premier être humain à entrer dans le royaume des cieux : "dès ce soir tu seras avec moi dans le paradis" (Luc 23,43)

D'autres exemples de ce pardon généreux et illimité fourmillent dans les Evangiles. Ils indiquent la marche à suivre pour être chrétien. Enfin n'oublions pas : "Il ne suffit pas de me dire : Seigneur, Seigneur ! pour entrer dans le Royaume des cieux ; mais il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux." (Mathieu 7,21)

Mise en Pratique du Pardon

Le code de la route est une chose, la conduite en est une autre ! Il est facile d'aquiescer à la parole phare de l'enseignement du Christ, "aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés". Pour la mise en pratique cela se complique ! La simplicité est l'apanage de l'Evangile. Dans la vie il y a le mal et notre complexité. Nos peurs, nos doutes, nos incohérences et autres contradictions, blessures, rancoeurs, contrariétés, incompréhensions, amertume, tout cela freine, voire bloque l'élan à pardonner. Car il s'agit bien d'un sentiment. Comment pardonner quand on a mal, des déchirures et bleus partout dans l'âme ? Lorsqu'il fait nuit à travers nous, comment l'amour peut-il surgir ? Le pardon c'est un élan généreux, il permet de vaincre le mal par le bien, mais il doit se frayer un chemin.

La grande force du pardon c'est de libérer. C'est sans doute la raison essentielle pour laquelle il fascine, autant qu'il dérange. "La vérité vous rendra libre" disait Jésus, mais ce n'est pas toujours facile à comprendre.

Certains disent : "je ne peux pas pardonner car je ne peux pas oublier". Mais le pardon ce n'est pas l'oubli, ni accepter le mal qui nous a été fait. C'est vouloir mettre de côté la rancune et l'esprit de vengeance, car ils ouvrent la porte à la haine, en bout de chemin. Evidemment cela ne va pas de soi ! Le premier réflexe, à chaud, après un mal reçu, c'est de foncer sur l'adversaire !

Le pardon c'est un regard et une attitude différente, un refus de la nuit, pour ne pas glisser vers les ténèbres C'est vouloir retrouver la sérénité et la paix, alors que cela paraît impossible. La première étape c'est de chercher à comprendre pourquoi quelqu'un peut nous faire du mal. Sans l'accepter, sans le partager on peut néanmoins comprendre certains sentiments et excuser. Cela s'appelle de l'indulgence. Il est évident qu'il y a aussi, dans la vie, des actes et des sentiments que nous ne pouvons pas comprendre, ni encore moins accepter ou excuser. Le pardon n'en est que plus grand lorsqu'il peut exister.

Mais le pardon ce n'est pas donner le bâton pour se faire battre, ce n'est pas de la faiblesse, ce n'est pas signer un chèque en blanc pour permettre à celui ou celle qui nous a fait du mal de recommencer. Non ! C'est vouloir prendre du recul, pour ne pas se laisser dévorer, engloutir dans la sombre et ténébreuse nuit de la haine. Parfois même, cela peut permettre de reconstruire une autre relation avec celui ou celle qui nous a blessé ou meurtri, une relation différente. C'est croire qu'un autre chemin peut-être possible.

Lorsque Jésus déclare : "si l'on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche", il ne s'agit pas de faiblesse ni de démission de la personnalité. Il était suffisamment fort de caractère pour se défendre. Là encore c'est imaginer qu'un autre chemin est possible, que la non violence peut désarmer la violence. C'est un pari sur l'espérance, c'est un acte de foi, c'est croire que le bien peut venir à bout du mal sans utiliser les mêmes armes.

D'un certain point de vue, on peut considérer que le Christ lorsqu'il pardonne à ses bourreaux va au-delà de l'humain. Cette attitude peut paraître incompréhensible. Sans doute parce que lorsque la violence et la colère nous envahissent, il semble impossible de pardonner. Ce sont des sentiments qui collent si facilement à la peau, et il faut souvent faire avec. Avec eux tout se complique très vite et c'est une explosion qui part dans tous les sens.

Existe-t-il un supplément d'âme qui peut faire la différence ? Je ne le crois pas. Il n'existe pas de baguette magique qui transforme nos émotions. La vie révèle qu'il faut du temps pour pardonner. Seul le temps permet de prendre suffisamment de recul avec ce qui nous semble impardonnable.

Mgr Thierry


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