A l'heure de l'an 2000 et du XXIème siècle, au moment où l'on parle de plus en plus de mondialisation, de concentrations et de trusts nous vous proposons une réflexion basée sur le chapitre X du livre de la Genèse.

Il s'agit de comprendre la signification de la diversité des peuples telle que présentée à travers ce passage biblique. La lecture de la Bible est toujours source d'enrichissement pour le chrétien. Nous verrons que les Ecritures y développent une conception de la civilisation humaine originale, refusant le concept d'une humanité uniforme. La grande leçon à tirer de cet ensemble est nous semble-t'il une théologie de la communauté des peuples, où la diversité des nations apparaît comme l'expression du dessein de Dieu. Nous verrons aussi que cette thèse est à l'opposé de la vision pessimiste de la tour de Babel décrite plus loin par la Bible.

Les Soixante-Dix

Le dixième chapitre de la Genèse débute avec la descendance des fils de Noé: Sem, Cham et Japhet. Autrement dit c'est une nouvelle ère qui commence pour l'humanité puisque cette histoire se situe après le déluge. Disons aussi tout de suite que cette humanité correspond à ce que pouvait en connaître l'auteur à l'époque. Inutile donc d'y chercher les chinois, les indiens d'Amérique où les aztèques... Il ne s'agit pas à proprement parler d'ethnologie, ce qui n'est pas le but de notre chapitre, mais de théologie et de symbolisme.

Rappelons encore que la rédaction de la Genèse fait appel à deux sources différentes: le récit yahviste et le récit sacerdotal. Le récit yahviste (Genèse 2,4 à 2,24) est le plus ancien, sa rédaction remonterait à 950 avant Jésus-Christ. Dieu y est mentionné comme Yahvé (acronyme de YHVH, c'est à dire celui dont le nom est imprononçable). Le récit sacerdotal (parce que sa rédaction est attribuée à un prêtre) - (Genèse 1,1 à 2,4) serait plus récent, il daterait du VIème siècle avant Jésus-Christ. La vision d'ensemble y est plus positive et optimiste. C'est un hymne à la Création divine.

Selon certains exégètes l'épisode de la tour de Babel (chapitre XI) se rattache au récit yahviste, avec donc comme point de départ le péché originel et ses conséquences dramatiques pour l'humanité. Le chapitre X appartiendrait au récit sacerdotal. Déjà donc nous pouvons comprendre que le chapitre X va développer une vision heureuse et optimiste, à l'image des premières pages de la Genèse ou, sur un ton presque liturgique, l'auteur nous présente les différentes étapes de la Création. A chaque fois, tout y est BON. Dans cette harmonie créatrice on ne distingue pas encore l'influence du mal. A l'inverse, dans l'épisode de la tour de Babel, les conséquences du péché originel sont amplement mises en relief, nous y reviendrons plus loin.

Sem, Cham et Japhet représentent les trois grandes familles humaines connues par notre scribe. Elles correspondent aux grands blocs politiques qui se partagent la suprématie du monde de l'auteur durant le IIème millénaire: - l'empire Hittite, l'Egypte, les pays de l'Est. Le nombre des peuples énumérés est de soixante-dix. Ce nombre n'est certainement pas indiqué au hasard, il symbolise l'universalité des peuples. Ceci est significatif; l'intention du chapitre X n'est pas de faire un recensement complet mais de montrer l'universalité des nations.

D'autres éléments vont nous aider à comprendre cette thèse:
- Le premier livre d'Hénoch révèle que les nations ont été réparties entre soixante-dix pasteurs qui sont les anges des nations.
- Le Testament de Nephtali décrit la descente de Yahvé avec soixante-dix anges qui enseignent leurs langues aux soixante-dix nations.
- La légende des Septantes désigne la Bible des nations traduite en grec par soixante-dix vieillards.
- Enfin n'oublions pas qu'à côté des douze apôtres Jésus envoie encore soixante-dix disciples (Luc 10,1). Symboliquement cela marque bien l'universalité de l'Evangile destiné à tous les hommes. Le Salut sera porté à tous les peuples, car le Christ versera son Sang pour tous les hommes qui sont frères. Jésus connaissait cette symbolique du nombre soixante-dix et s'y est conformé par respect pour la Tradition: "Je ne suis pas venu abolir la loi mais l'accomplir" (Mathieu 5,17).

La Communauté des Peuples

Parce que le chapitre X développe une vision heureuse et optimiste de l'humanité il n'y est pas fait mention de nations païennes présentées en opposition au peuple hébreu. L'on y parle de peuples tout court. Il n'est pas question non plus de conflits dramatiques et fratricides entre nations. L'intention de l'auteur est semble-t-il bien de développer une théologie de la communauté des peuples prolongeant le: "Croissez et multipliez" (Genèse 1,28 et 9,7), repris après le déluge. Cette bénédiction se réalise pleinement au chapitre X où cette diversité des nations apparaît comme l'expression du dessein de Dieu et participe de l'équilibre de la Création. La supprimer serait contre-nature, la diversité des peuples est constitutive de la nature humaine.

Dans l'énumération du chapitre X on remarque encore qu'il n'y a aucun centre. Tous les peuples sont sur le même plan, ce qui dénote une objectivité extraordinaire de l'auteur et aussi beaucoup d'humilité. Partout ailleurs c'est l'inverse, chacun se voit comme le centre du monde et de l'histoire. La Chine par exemple s'est longtemps appelée l'empire du milieu; même chose pour l'Egypte et Assur. La tradition juive par la suite a vu Jérusalem comme le centre de l'univers et selon certains le calvaire aurait été le lieu du tombeau d'Adam. Autrement dit notre chapitre X est aux antipodes de la vision d'un empire mondial et d'une humanité uniforme. C'est plutôt une mosaïque de différences vivant en bonne intelligence qui nous est présentée comme constitutive du plan de la Création divine. On peut en tirer une philosophie de la société des peuples dans la rencontre de cultures destinées à s'enrichir mutuellement plutôt qu'à s'affronter.

Par analogie nous pouvons aussi méditer sur le fait que la terre n'est pas le centre de l'univers et, sans doute, la vie existe aussi ailleurs que sur notre petite planète, les mêmes causes engendrant les mêmes effets. Ajoutons encore à cette digression qu'à la notion des nations réparties entre soixante-dix pasteurs (considérés comme les anges des peuples par le premier livre d'Hénoch) l'on peut associer les écrits d'Origène reprenant cette thèse des anges chargés de veiller sur les Eglises, les villes, les provinces, les nations. Ce père de l'Eglise a été souvent critiqué pour ces écrits, pourtant la mystique des révélations de l'Histoire lui a donné raison sur certains points. Par exemple, lors des Apparitions de la Vierge à Fatima un ange s'est d'abord présenté en éclaireur aux enfants en leur révélant qu'il était l'ange du Portugal. Et Saint Michel, l'ange de la nation française, se fera entendre à une jeune paysanne lorraine du nom de Jeanne d'Arc. On a oublié tout cela aujourd'hui, c'est un peu dommage. Sans une certaine mystique il n'y a pas d'Eglise ni de réflexion théologique. De l'équilibre entre la doctrine, la liturgie et la mystique naît la Puissance de l'Eglise, dans l'Esprit-Saint. Elle n'est pas que sagesse humaine, ses racines sont aussi célestes; c'est ce que nous enseigne encore l'apôtre Paul dans ses épîtres.

Enfin pour terminer avec cette digression à partir de la vision de la communauté des peuples n'y a-t'il pas une leçon à en tirer sur l'organisation des Eglises en général ? Le gallicanisme et sa vision d'une Eglise décentralisée, une Eglise dans laquelle l'unité ne serait pas un principe d'uniformité et de soumission à un seul saint siège, mais le partage de valeurs communes de Foi et de respect mutuel, n'est-ce pas le bon sens, le signe de l'intelligence, de la maturité et de la responsabilité ?

Pour bien saisir la signification de notre chapitre X avançons encore de quelques siècles dans l'Histoire, autrement dit évoquons le miracle de la Pentecôte. Ici remarquons bien qu'il ne s'agit pas d'unification du langage, mais de l'extension à toutes les langues de la louange de Dieu. C'est un signe d'En-Haut, l'unité n'est pas l'uniformité: "la multitude les entendait parler chacun dans sa propre langue" (Actes 2,6). Et tant que nous sommes sur le livre des Actes rappelons également le discours de Saint Paul à l'aréopage d'Athènes. Pour lui la répartition géographique des peuples et leur existence dans l'Histoire est une émanation du dessein providentiel de Dieu (Actes 17,26). Nous retrouvons cette notion dans le Deutéronome où il est révélé que le Très-Haut dressa les bornes des peuples (Deut. 32,8).

Rien d'étonnant donc à ce que le chaos des nations (on se dressera nation contre nation, royaume contre royaume...) - comme le chaos cosmique - apparaissent comme des signes de la fin des temps dans l'Evangile de Mathieu (24,7).

Election divine et Eléments mythiques

La plupart des peuples de l'antiquité ont revendiqué une origine divine et se sont rattachés à un ou des héros mythiques. Ainsi les empereurs de Babylone ou les pharaons égyptiens étaient considérés comme des être divins. Eh bien notre chapitre X démythifie tout cela. Pour l'auteur les nations représentent simplement des réalités qui font partie de la Création, un point c'est tout. C'est une dénonciation des idolâtries historiques qui font d'une race, d'une classe, d'une caste un absolu. Toute prétention d'une race à une supériorité quelconque est écartée. Cette vision renvoie au chapitre premier de la Genèse qui démythifie également les réalités du cosmos, contrairement aux égyptiens et à d'autres peuples qui voyaient partout des êtres divins. Pour la Bible ce sont de simples créatures. Ce n'est pas le soleil qu'il faut adorer, mais le Créateur du soleil.

D'un côté nous pourrions dire qu'il y a la religion naturelle où l'être humain s'essaye à prendre conscience d'une réalité spirituelle, puis en tire ensuite un fond de doctrine. De l'autre côté il y a la religion révélée. Dieu se révèle à l'homme, c'est l'élection; la vocation d'Abraham appelé à devenir le père d'une multitude de croyants. Dieu appelle un homme, d'une race quelconque, pour faire alliance avec lui et ses descendants. Il les constitue ensuite en un peuple consacré. Le peuple d'Israël se différencie du monde naturel des nations en ce sens qu'il appartient au plan providentiel du salut. Remarquons aussi qu'il n'en est pas encore question au chapitre X où tous les peuples sont mis sur le même plan. La vocation d'Abraham ne débute qu'avec le chapitre XIV de la Genèse...

Mais l'élection d'Israël ne constitue qu'une étape dans le plan divin, avec le Christ c'est l'universalité du salut qui s'accomplit: "il n'y a plus ni juif, ni grec, mais vous êtes un dans le Christ-Jésus" (Ga. 3,28 et Col. 3,11). C'est ce que symbolise le mystère de l'Epiphanie avec l'arrivée des mages à la crèche. Ces étrangers qui représentent toutes les nations de la terre seront pris en charge par le courant miraculeux qui entoure la naissance du Sauveur.

Maintenant il faut nous arrêter quelques instants sur un personnage évoqué par le dixième chapitre la Genèse, Nemrod. C'est un élément mythique qui apparaît ici: Nemrod, premier héros sur terre après le déluge; et le point de départ de son empire est Babel... (Gen. 10,8-10). Nemrod, premier fondateur d'empire, il viole les frontières posées par Dieu aux nations. C'est l'esprit de domination qui découle de celui qui se croit supérieur, cela marque symboliquement l'apparition du péché au sein de la création divine des nations. Dès lors qu'elles se prennent pour des idoles les nations deviennent le domaine des forces du mal. Le chapitre VI de la Genèse nous montre des personnages fabuleux, "les héros des temps antiques, nés de l'union des anges déchus et des filles des hommes" (Gen. 6,4). Ces êtres mythiques sont une émanation du péché qui vient traverser l'Histoire et l'Humanité bénie par Dieu. Cette génération sera balayée par le déluge mais tout recommencera avec la tour de Babel. Elle symbolise la tentation de l'orgueil humain désireux de faire jeu égal avec Dieu.

Depuis l'épisode que l'univers biblique appelle la chute ou péché originel le monde est à la fois dans un processus de progression et dans un processus de décadence. Jésus résume cela en évoquant le bon grain et l'ivraie, l'apôtre Paul parle du mystère du salut et de celui de l'iniquité; disons que l'histoire du monde tend à la fois vers la perfection du bien et le comble du mal.

Pour en revenir à notre chapitre X il faut enfin remarquer que si la diversité fait partie de l'ordre établi par Dieu elle se constitue quand même à l'intérieur d'une unité foncière.

Ainsi:
- Tous les hommes sont issus de Noé (Gen. 10,1).
- "D'un seul être il a fait tout le genre humain, pour qu'il habite sur toute la face de la terre, établissant les temps prescrits et les limites de leur habitat" (Actes 17,26).
- Il n'y a qu'une nature humaine. Malgré nos différences de langage la structure de l'esprit humain est partout semblable. La fraternité et l'hospitalité sont comprises partout et par tous.

Ceci est un complément nécessaire à la diversité des races, il définit la limite où s'arrête la diversité et où commence l'unité.


En conclusion nous pouvons écrire que l'idée d'un empire mondial concentrant toutes les ressources humaines est l'expression de l'orgueil et d'une volonté de domination. Dans le passé de telles idéologies ont conduit l'Humanité à des catastrophes. Comme le soutenait l'Eglise relativement indivise du premier millénaire: "il ne peut y avoir de principe d'unité que dans la diversité." C'est cet adage - et le paradoxe qu'il renferme - qui définissent une partie de la ligne de l'équilibre et du bon sens défendue par notre chère Eglise Gallicane.


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