De mon vivant on m'appelait: Lou Dishadouir.
Ce qui dans le parler de chez nous voulait dire: "Pas touche!"

L'intouchable, dit-on dans certains pays... Au début de ma vie cela regardait mes origines un peu cagotes... Je faisais partie de cette classe et de cette caste vilaines, que l'on se serait sali à "toucher de main": Les Dishadouirs.

Mais au fur et à mesure que j'ai pris de l'âge, du poids et de la facilité à donner des torgnoles, alors mon surnom a pris un tout autre sens: le gars dont il est prudent de ne pas trop s'approcher.

Je n'ai jamais su lire, ni même signer mon nom et c'est pourquoi je vous le dit net, tripailloun de sort, faut pas vous attendre à ce que je cause comme un de ces crocs-moussus du Chapitre.

Mais si j'ai pris la peine d'interrompre le Prieur et le Chanoine c'est que moi, té, je la connais un peu mieux qu'eux l'histoire de la Guivre et pas sur les parchemins - c'est par la Catalina, mon aïeule, qu'elle m'a été contée. La Catalina, c'était une bien bonne femme qu'on voyait de son temps filer sa quenouille près du fameux puits... Nous les marmots on l'appelait simplement la Mémé et le soir quand elle trempait la soupe, elle nous faisait dire le Bénédicité des gens de Bordeaux:
- "Moun Diu, benissets-nos, benissets lo pan que vat minjar e donnats à tots son sopars - Amen".

Et quand nous étions tous panse pleine jusqu'au rot, voilà qu'elle commençait de sa voix cassée les dits de son répertoire:
la bestia de Macau qui vivait dans les marais, le Dragon de la Vieille Tour qui fit tant de dégâts, la Dame du Breuil qui était fée et qui laissa sa sandale en gage et tant d'autres; mais la préférée c'était l'histoire de la Guivre... D'abord la Mémé nous précisait bien que c'était une Méduse... Pas un poiscaille, non, un vrai monstre des temps anciens, un de ceux qui avaient le pouvoir de vous momifier en vous regardant droit dans les yeux.

Cette Guivre prit comme repaire le puits situé tout près de notre maison, c'était du temps de l'aïeule de l'aïeule de notre aïeule ou peut-être un petit peu avant - mais guère - et cette très horrible créature avait fait pacte avec les habitants de Bordeaux. Il fallait lui trouver chaque jour une fillette qui n'ait pas encore vu le loup pour parler comme chez nous, c'est à dire connu d'homme.

Tout se passait bien quand la bestiole immonde trouvait en se réveillant la candide pâture... Enfin ! Tout se passait bien sauf pour la pauvrette. Hop ! d'un coup de queue la Guivre la faisait basculer dans son puits et l'on pouvait être sûr de ne plus revoir le monstre de toute la journée.

Cela c'est quand les choses se passaient bien. Mais si jamais les habitants de Bordeaux n'avaient pas trouvé de fillette ou même - l'erreur est humaine disait notre Curé - on s'était trompé sur sa vertu (dame ça pouvait arriver à Bordeaux), alors là, malheur ! Voilà que la Guivre se mettait en rage.

Ces jours de colère la Guivre se glissait hors du puits, son corps serpentait, se faufilait entre les pierres de granit de la margelle et se coulait dans le petit jour des ruelles de la ville et elle ne mordait jamais, ni ne piquait... Il lui suffisait de regarder, regarder, regarder et tous ceux qui se trouvaient ainsi rencontrer l'émail glauque de ses yeux sentaient comme un venin tout glacé en leurs prunelles, c'était comme un givre mortel qui se mettait à emplir leurs orbites, qui descendait sur leurs joues, qui s'emparait de leurs poitrines, qui devenait maître de tout leur corps. Ah ! Corns de Biga ! Ce froid de la mort qui ruisselait dans les veines, qui mordait dans les coeurs: c'était le regard de la Guivre. Elle en rencontrait plus d'un au cours de sa tournée et les rues de Bordeaux étaient pleines de cadavres très très secs, plus desséchés que ne l'est maintenant mon malheureux corps...


A propos, vous avez vu le trou que j'ai dans le ventre, on y passerait un boulet de catapulte.

Pourtant cela ne provient pas d'une arme, mais d'un pari. Il y avait là une énorme pierre que personne ne pouvait soulever, même en s'y mettant à dix ou à cinquante.

Seulement, voilà qu'un soir que je revenais de la Hiera de la Capella San Eustache où j'avais prou picolé, je me mets à gaber comme c'est coutume à San Miqueu après boire, qu'une pierre pareille, je pouvais me la soulever à bout de bras et même me la coltiner un bout de chemin. Faut dire qu'un portefaix aussi costaud que moi, on n'en avait pas vu depuis Messieurs Saint Christophe et Gargantua. A peine j'avais parlé que tous mes copains se mettent à braire comme ases en troupeau. Vantard que j'étais.

Et me voilà piqué au vif, et j'accepte le pari: une barrique de rouge.

Tout à chaud je prends la pierre et j'y arrive, Diou Biban ! J'y arrive.

Mais tandis que j'avais le roc à bout de bras tout au dessus de ma tête, voilà que mon poids me fait éclater la bedaine; ça a fait de moi un mort célèbre. Et l'on m'a mis avec les autres momies pour que tout le monde puisse venir me voir. Dire qu'avec tout cela je n'ai même pas pu boire la barrique de vin que j'avais gagnée.


Et vous, vous attendez toujours la fin de l'histoire de la Guivre. Ben ! La voilà.

Je disais donc que tous ceux qui croisaient le regard du monstre se desséchaient. Alors on ramassait dans des tombereaux tous ces corps momifiés et on les portait jusqu'au Charnier Saint Michel. Jusqu'au jour où sur le port débarque un soldat (d'autres disent un marin) qui détenait un secret rapporté d'Egypte... Rapporté d'Egypte répétait ma Mère Grand car ce détail est très important.

-"Je vais délivrer Bordeaux" s'écria ce brave gars et, gaillardement, le voilà qui s'approche du puits. Sans peur il pose une fesse sur la margelle et se met à fouiller dans son bissac; il en tire un mirail attaché au bout d'une corde et, très lentement, très lentement, il le fait descendre dans les profondeurs.

Quand la Guivre voit ce machin brillant qui descend dans son repaire, elle y darde ses yeux vipérins et la voilà qui devient victime de ses propres armes, à peine a-t-elle vu le reflet de ses prunelles pétrifiantes qu'elle sent le froid fatal qui l'imprègne et l'envahit... Ah ! Pôvre ! en un rien de temps elle est plus sèche que bois mort.

Après ça les fillettes de Bordeaux qui ne sont ni laides, ni sottes dirent toutes que ce n'était plus si important que cela de demeurer pucelles puisqu'il n'y avait plus de guivre pour tenir à cela... Elles dirent aussi que de toute façon elles avaient désormais une dette d'honneur et de reconnaissance à payer de génération en génération envers les soldats (d'autres disaient les marins).

La rue prit son nom de rue du Mirail et l'on y construisit la petite maison où j'entendit tant de fois les: "Y avait un cop" de la Mémé... Je crois encore l'entendre quand, le conte terminé, elle entonnait pour les plus petiots la vieille berceuse bordelaise:

- Som, som, som, vene, vene, vene
Som, som, som, vene, vene donc
Lo som vou pas v'nir
Lou p'tit vou dormir
Som, som, som, vene, vene, vene
Som, som, som, vene, vene donc.

Commentaire du Groupe de Contrôle Historique


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