On eût fort étonné Saint Pierre, de son vivant, si on lui eût dit qu'il se retrouvait investi par Dieu d'une suprématie souveraine sur ses collègues de l'épiscopat.

Il suffit de rappeler comment il accueillit dans une certaine circonstance le centenier Corneille. Celui-ci s'étant jeté à ses pieds, Pierre le releva aussitôt en disant: "Lève-toi, je ne suis qu'un homme comme toi" (Actes 10,26).

L'égalité la plus parfaite régnait entre les apôtres. C'est là un fait incontestable. Le Christ ne fit aucun privilège en faveur de Pierre dans la répartition des charges de l'apostolat. Il faut, pour se convaincre du contraire, lire l'Evangile avec l'intention évidente d'y trouver ce qu'il n'y a pas.

Nous voyons par exemple dans Saint Mathieu (28,18); Jésus parla aux onze disciples en disant: "Toute puissance m'est donnée dans le Ciel et sur la Terre. Allez donc, et instruisez toutes les nations". Dans Saint Marc (16,14): "Il se montra aux onze et il leur dit: Allez par tout le monde et prêchez l'Evangile à toute la création". Dans Saint Jean (20,19): "Les disciples étaient assemblés. Jésus vint au milieu d'eux et leur dit: Que la paix soit avec vous. Comme mon Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie. Et quand il leur eut dit cela, il souffla sur eux et leur dit: Recevez le Saint-Esprit".
Il est difficile, jusqu'ici, de voir que le Christ s'adresse à Pierre personnellement et d'en inférer la prééminence de cet apôtre sur ses frères de l'épiscopat. Mais poursuivons. Nous lisons dans les Actes (8,14): "Les apôtres qui étaient à Jérusalem, ayant appris que ceux de Samarie avaient reçu la parole de Dieu, leur envoyèrent Pierre et Jean".
Pourquoi Pierre et Jean et non Pierre tout seul, s'il est le supérieur ? Et comment se fait-il, s'il est vraiment le chef, qu'il n'envoie pas les autres au lieu d'être envoyé lui même ? Imagine-t'on une réunion de caporaux envoyant en mission l'un des leurs avec le général ?

On sait aussi que la présidence du Concile de Jérusalem fut confiée à l'apôtre Jacques et non à Pierre, comme l'affirment sans preuve certains écrivains dévoués à Rome sans discernement.
Veut-on voir maintenant comment Saint Paul se considérait vis à vis de ses collègues et notamment de Saint Pierre: "Je n'ai été inférieur en rien, dit-il, aux plus éminents d'entre les apôtres, quoique je ne sois rien" (2 Cor. 12,11). Et ailleurs: "Céphas (Pierre) étant venu à Antioche, je lui résistais en face, parce qu'il méritait d'être repris" ( Gal. 2,11).
On pourrait croire peut-être que si les apôtres se traitaient sur un pareil pied d'égalité, ils n'entraient pas ce faisant, dans les vues de leur Maître. Il n'en est rien. Jésus-Christ avait formellement exclu toute idée de suprématie entre les apôtres: "Si ton frère ne t'écoute pas, dis-le à l'Eglise" (Math. 18,17) non à Pierre, non pas même aux apôtres, mais à L'Eglise, c'est à dire à la communauté des chrétiens. Le Sauveur s'est exprimé d'ailleurs en maintes circonstances d'une manière très catégorique à cet égard. Nous ne voudrions pas abuser des citations, mais c'est encore la meilleure des preuves. On ne saurait mieux faire que de remonter aux sources. "Vous savez, disait le Christ, que les princes des nations les dominent et que les grands leur commandent avec autorité. Il ne doit pas en être de même parmi vous; mais que celui de vous qui veut être le plus grand soit votre serviteur, et que celui qui voudra être le premier d'entre vous soit votre esclave" (Math. 20,25). On lit ailleurs un passage plus significatif encore, s'il est possible: "Ne vous faites point appeler maîtres, car un seul est votre Maître, le Christ; pour vous, vous êtes tous frères. Et n'appelez personne sur la terre votre père, car un seul est votre Père, celui qui est dans les cieux. Et qu'on ne vous appelle point chef, car un seul est votre Chef, le Christ" (Math. 23,8).

Il nous faut maintenant répondre brièvement à l'objection commune qu'on a coutume de poser au sujet de la prééminence de Pierre.

Elle a été réfutée cent fois, mais on sait que les choses abondamment réfutées sont toujours remises sur le tapis.

L'objection se tire de ces paroles de Jésus-Christ. "Je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux". (Mathieu 16,18).

Nous ferons remarquer que pour avoir le vrai sens de ce passage, il faut le rapprocher des versets précédents. A cette question posée par Jésus à ses disciples: "Que dites-vous que je suis ?" Saint Pierre venait de répondre: "Tu es le Christ, le fils du Dieu Vivant" (Mathieu 16,15-16).

Et le Christ avait entendu se désigner lui-même quand il avait dit: "C'est sur cette pierre que je bâtirai mon Eglise". Il promettait de bâtir l'Eglise sur cette pierre, c'est a dire sur la confession absolue de sa divinité, sur celle qui ne vient pas de la révélation de la chair et du sang, c'est à dire d'une connaissance humaine; mais de la révélation du Père Céleste, autrement dit par une adhésion entière à la parole de Dieu.

Voici l'exégèse de ce passage. En syriaque, qui est probablement le langage dans lequel s'exprimait Jésus, le mot cepha signifie bien une pierre et cepha (ou cephas) nom donné par Jésus à Simon, devait se traduire également par Pierre. Dans ce cas, il y aurait lieu à une équivoque, si le texte grec et inspiré de l'Evangile n'y eût remédié. En effet bien que le mot grec (petros) signifie à la fois une pierre et le nom Pierre; l'évangéliste ne voulant laisser subsister aucun doute sur l'interprétation de ce passage a dit:

Et sur cette pierre, au lieu de: Et sur ce Pierre.

Cette exégèse est de Saint Augustin. Il écrivait dans son livre des Rétractations (Ch. 21): "C'est pour cela qu'il ne lui fut pas dit: Tu es une pierre, mais: Tu es Pierre. La pierre était le Christ; et Simon ayant confessé que le Christ était le Fils de Dieu, il fut appelé Pierre".

Au reste cet apôtre a lui-même déclaré que Jésus-Christ est la seule Pierre. Nous voyons dans les Actes des apôtres (4,11) que Saint Pierre, rempli du Saint-Esprit, dit aux gouverneurs du peuple et aux sénateurs en parlant du Christ: "C'est lui qui est cette pierre que vous, architectes, avez rejetée et qui a été faite la première pierre de l'angle". Et ailleurs: "Vous approchant du Seigneur comme de la pierre vivante que les hommes avaient rejetée, mais que Dieu a choisie et mise en honneur, entrez vous-mêmes aussi dans la structure de l'édifice, comme étant des pierres vivantes pour composer une maison spirituelle" (1 Pierre 2,4).

Le Christ est donc le seul fondement, la seule pierre de l'angle.

Les douze apôtres sont les douze premières pierres posées sur cette assise, suivant ce qui est dit dans Saint Jean (Apoc. 21,14):
"Et la muraille de la ville avait douze fondements sur lesquels étaient les douze noms des douze apôtres de l'agneau".


Le Christ a-t-il voulu établir de façon durable un chef suprême et visible de l'Eglise en prononçant ces paroles:

"J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas; et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères ?" (Luc 22,32).

Non, ces paroles concernent l'Apôtre Pierre et révèlent la prédiction charitable mais catégorique que Pierre renierait le Sauveur. Le scandale suscité par son attitude aura besoin d'être surmonté, ses frères d'être rassurés.

"Le Seigneur dit: Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés, pour vous cribler comme le froment. Mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point; et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères. Seigneur, lui dit Pierre, je suis prêt à aller avec toi et en prison et à la mort. Et Jésus dit: Pierre, je te le dis, le coq ne chantera pas aujourd'hui que tu n'aies nié trois fois de me connaître" (Luc 22,31-34).


En disant - par trois fois - à l'Apôtre Pierre: "Pais mes brebis" (Jean 21,15-17), Jésus-Christ a-t-il voulu là aussi établir de façon durable un chef suprême et visible de l'Eglise ?

Non, Jésus a voulu rétablir l'Apôtre Pierre dans son apostolat sacrifié par le triple reniement (Mathieu 26,69-75).


Mais quelle réponse ferons-nous aux paroles qui suivent: "Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux?"

Saint Pierre, en recevant la promesse des clefs du Royaume des cieux, a-t'il reçu par là même la promesse d'un pouvoir absolu et illimité ?
A cela, nous répondrons que non seulement le pouvoir symbolique exprimé par l'emblème des clefs ne fut pas accordé à Pierre seul, mais qu'il ne fut même pas le privilège exclusif de l'épiscopat. Tout chrétien véritable, prêtre ou laïque, en est investi. Il est hors de doute que les promesses de lier et de délier ont été données à l'apôtre Pierre. Cela ressort évidemment des paroles ci-dessus. Mais il n'y est pas dit qu'elles lui ont été faites d'une manière exclusive. Les commentateurs papistes, qui font grand étalage de ce texte pour établir la primauté de Pierre, négligent une chose bien simple cependant, à savoir de contrôler cette promesse du Christ avec sa réalisation.
Pour nous, nous raisonnons ainsi: Si le pouvoir de lier et de délier a été conféré dans la suite au seul apôtre Pierre, c'est qu'il lui avait été promis à l'exclusion des autres. S'il est octroyé non seulement à Pierre, mais encore à ses collègues dans l'épiscopat et même à de simples fidèles, c'est à notre avis, que la promesse faite à Pierre n'avait pas un sens exclusif. Examinons donc de quelle manière cette promesse a été exécutée.
Ouvrons l'Evangile de Saint Jean (20,22): "Jésus souffla sur ses disciples et leur dit: Recevez le Saint-Esprit. A quiconque vous pardonnerez les péchés ils seront pardonnés. A quiconque vous les retiendrez, ils seront retenus". Si l'on rapproche ce passage du récit identique de Saint Luc, on voit que Jésus donna aux disciples la faculté de remettre les péchés le soir du jour de sa résurrection, quand les deux disciples revenus d'Emmaüs à Jérusalem, trouvèrent réunis les onze et ceux qui étaient avec eux. (Luc 24,33)

Le pouvoir des clés fut donné collectivement à Pierre, aux apôtres et à tous les disciples.

Cette interprétation est d'ailleurs conforme à l'esprit des Pères de l'Eglise.
Et n'avons-nous pas l'impression personnelle que lorsqu'un de nos frères a manqué à la charité à notre égard en paroles ou en actions et que nous lui octroyons bénévolement le pardon chrétien ce membre de la communauté est vraiment pardonné, le Dieu bon et miséricordieux ratifiant cette sentence généreuse ?

Que disent les Pères de l'Eglise ?
Origène parle ainsi: "Serait-ce peut-être que les clés du Royaume des cieux auraient été données par le Seigneur au seul Pierre et qu'aucun autre des élus ne les recevrait ? Pourquoi ces paroles; je te donnerai les clés,etc, ne sont-elles pas communes aux autres apôtres, comme celles qui précèdent et celles qui suivent, quoiqu'elles semblent adressées directement à Pierre seul!" (Hamel 12 un M. n°11)
Ecoutons maintenant Saint Jérôme: "Vous dites que l'Eglise est fondée sur Pierre; mais nous nous disons qu'elle est fondée sur tous les apôtres également et que chacun d'eux a reçu les clefs du royaume des cieux ". (Advers Jorim lib. 1)
Saint Ambroise assure que ce qui a été dit à Pierre: Je te donnerai les clefs... l'a été aussi aux autres apôtres. (In psalm. 38)
Gaudence affirme que tous les apôtres, après la résurrection, reçurent avec Pierre les clés du royaume des cieux, quand le Sauveur leur dit : Recevez le Saint-Esprit. (Orat. LXVI).
Nous citerons encore Saint Augustin (De Ag. cap. 30). Ce grand docteur déclare que les pouvoirs de lier et de délier, furent donnés à l'Eglise quand ils furent donnés à Pierre. Et il écrit ailleurs : "Dira-t'on que ces clefs, Pierre et Paul les reçurent seuls ? Non. Est-ce que Pierre, Jacques et Jean et les autres apôtres ne les reçurent pas ? Ne sont-ce pas ces clés données à l'Eglise dans laquelle chaque jour les péchés sont remis ? Ces clés n'ont pas été remises à un homme seul, mais à l'unité de l'Eglise". (Serm. 149 et 295)

Ainsi tombent d'elles-mêmes les prétentions de Rome à la prééminence abusive et au gouvernement absolu de l'Eglise.


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