« Avant denlever la paille de loeil de ton frère, ôte la poutre du tien » déclare encore Jésus. Lhypocrisie parasite notre vision. Il en est de même de lorgueil et de la méchanceté. Loeil voit bien quelque chose, mais cest la conscience qui donne linterprétation. Cest toujours elle qui a le dernier mot !
Lors de son incarnation terrestre, Jésus était un personnage public. Parmi ceux qui ont croisé sa route, il y avait, et cest inévitable : les pour, et les contre. Ceux qui lont vu en pleine lumière et lont aimé ; pour ce quil était, ce quil disait, ce quil faisait. Et puis il y a les autres. Parmi eux, une partie non négligeable la haï pour différentes raisons : bêtise, ignorance, jalousie, méchanceté. Ensuite venaient les indifférents, comme à toutes les époques. En dehors deux-mêmes et de leur petite personne, il nexiste pas grand chose qui les touche vraiment. Légoïsme ou lindifférence obscurcissent le regard.
Au temps jadis, aurions-nous vu le Fils de Dieu si nous avions croisé Jésus ? Bien présomptueux serait le chrétien aujourdhui qui répondrait spontanément oui à cette question. Avec beaucoup dhumilité, nous devons reconnaître que nous nen savons rien. La réponse à cette interrogation est perpétuellement liée aux sentiments présents en nous. La simplicité, la bonté, louverture desprit sont des qualités permettant au divin de nous rejoindre. A linverse la haine, lorgueil et la méchanceté nous éloignent du Christ. Voir en Jésus le Fils de Dieu ou un faux prophète, un adversaire doublé dun imposteur à crucifier, cela dépend des sentiments qui sont notre moteur.
Le ressort intérieur qui nous fait avancer dans la vie, notre personnalité profonde, le moteur de nos pensées et de nos actes, voilà ce qui fait la différence et détermine notre regard. Notre façon de penser, dagir et dêtre dépend de nos sentiments, de notre capacité à être attentif ou pas, à lécoute ou non, disponible ou fermé. Ils modèlent notre personnalité, ils nous rapprochent ou nous éloignent des autres. Ils peuvent nous aider à nous libérer. A linverse ils nous enferment et nous retiennent prisonniers si nous ny prêtons lattention nécessaire.
Etre prisonnier de soi-même, quest-ce que cela peut-il signifier ? « Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes » écrivait déjà Bossuet. Et le grand Socrate enseignait : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras lunivers et les Dieux ». Cette antique formule gravée sur le Temple de Delphes en Grèce est mondialement connue. Elle est voie de sagesse et daccomplissement. Si linitiation chrétienne insiste tant sur lexamen de conscience et lintrospection intérieure, cest parce quils sont chemins de salut pour le croyant. Découvrir le Christ, reconnaître le Fils de Dieu, cest dabord purifier son cur et son regard, pour voir plus loin, voir autrement.
Lire la Bible, parcourir lEvangile, cest poser son regard sur des textes et en tirer un sens, un enseignement. Là encore, tout dépend des sentiments qui nous portent. En lisant ces écrits des chrétiens ont justifié linquisition, les croisades et la peine de mort. En parcourant les mêmes lignes dautres sont allés dans la direction opposée, celle de la vie. Tout est question dinterprétation. Le massacre des protestants par les catholiques, celui des cathares, la révocation de lédit de Nantes, la tristement célèbre Saint Barthélemy, ce sont des chrétiens qui ont commis ces crimes et les ont justifié au nom de leur foi. Mais laquelle ?
Le christianisme est la religion de lamour. Jusque là tout va bien. Dune manière générale chacun adhère à cette définition. Les choses se compliquent lorsquil faut définir le mot. Cest tout le problème. Cela dépend de la sensibilité et du tempérament de chacun, de lexpérience de la vie. Là où les uns mettront laccent sur la tendresse et la compassion, dautres seront plus rugueux, dans le rapport de force permanent et destructeur. Mais entre une certaine rudesse qui peut se comprendre, souvent carapace en forme de protection liée aux épreuves traversées dans la vie, et la dureté, il existe une différence.
Notre vision de Dieu dépend de ce que nous sommes, de notre envie de voir en lui telle ou telle qualité. Le risque pour lhomme est de se fabriquer une idole. La Bible enseigne que « Dieu créa lhomme à son image » (Genèse 1,27). En fait cest souvent lhomme qui se fabrique un dieu à son image... Et lorsquil veut imposer cette « image » aux autres, cela peut faire très mal. Les intégrismes par exemple sont la caricature du divin. Mais interrogez un intégriste, il vous dira avec ses arguments forts que cest lui qui a raison. La discussion est impossible. Cest une vérité qui est imposée, assénée. Et au nom de cette vérité, la fin justifie les moyens.
« La lettre tue, mais lesprit vivifie » déclare lapôtre Paul (2 Cor 3,6). Comment la lettre peut-elle tuer ? En lisant les Evangiles certains retiendront que Jésus a déclaré que « celui qui scandalisera un seul de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui quon lui suspende au cou une meule de moulin et quon le jette au fond de la mer. » (Mathieu 18 ,7) Certains prendront cette phrase, parole dEvangile, au pied de la lettre et justifieront par exemple, la peine de mort. Il relèveront également pour appuyer leur argumentation que, dans le même texte de Saint Mathieu Jésus a déclaré « Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi; car il est avantageux pour toi quun seul de tes membres périsse, et que ton corps entier ne soit pas jeté dans la géhenne. Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la loin de toi; car il est avantageux pour toi quun seul de tes membres périsse, et que ton corps entier naille pas dans la géhenne. » (Mathieu 5,29-30)
Mais a-t-on vu les premiers chrétiens précipiter des membres de leur communauté dans la mer ? Il me semble que non... Ce nest pas ce qui ressort du livre des Actes des Apôtres ou des épîtres biblique de Saint Paul. Les premiers chrétiens, témoins directs du Sauveur pour la plupart, comprenaient ces paroles autrement. « Lesprit qui vivifie », selon lexpression de Paul, cest toujours celui qui privilégie la vie, le pardon, la nouvelle chance, la rédemption. Lorsque Jésus prononce ces mots, il veut simplement frapper les esprits. Il nous invite à la vigilance, à une forme de prudence.
Le livre des Actes des Apôtres présente un chaud partisan de la peine de mort. Il porte le nom de Saul. Il approuve et encourage la lapidation du diacre Etienne (Actes 7,58 et 22,20). Ce nest pas un cas isolé et, lui-même avoue avoir participé au martyr de nombreux chrétiens. Si les premières communautés des disciples de Jésus avaient privilégié la loi du Talion (il pour il et dent pour dent), elles auraient dû « punir en conséquence » celui qui participa au meurtre dEtienne et de quelques autres. Fort heureusement elles se souvinrent plutôt du Notre Père que de la loi de Moïse. Cela permit à Saul, devenu plus tard Saint Paul, daccomplir sa mission en devenant une colonne de lEglise, comme apôtre.
Lâme de lEvangile tient dans un essentiel. Cest le berger qui va chercher la brebis perdue au désert, la retrouve et la ramène en sécurité. Cest lenfant prodigue qui est sauvé par son père, cest le larron qui entre au paradis avec le Christ. Cest Pierre qui entend de la bouche même de Jésus quil devra pardonner « soixante-dix-sept fois sept fois », aimer ses ennemis et même prier pour ceux qui le persécutent et le maudissent.
Il faut également relever que la tradition par excellence de lHumanité contient la condamnation primitive de la peine de mort par lEternel lui-même, selon le livre de la Genèse : « LEternel lui dit : ainsi tout tueur de Cain subira sept fois vengeance. LEternel mit un signe sur Cain pour que tous ceux qui le trouvent ne le frappent pas. » (Genèse 4,14-15)
Revenons à lEvangile : « Moïse, dans la loi nous a ordonné de lapider de telles femmes. Toi, que dis-tu ? » Cest ainsi que dans Jean (8,3-11) la question de la peine de mort est posée directement à Jésus. Il sy oppose. Seul celui qui est sans péché pourrait appliquer la peine prévue par Moïse. Mais il ne lapplique pas, car il est tout pardon.
Comment la société chrétienne pourrait-elle admettre lidée que lon tue celui qui demain peut-être touché par la grâce, se repentir, devenir un saint ? Selon lEvangile elle ne peut voir dans le visage du pire criminel dautre visage que celui du Christ à qui seul appartient la justice.
A cela il faut ajouter la leçon de lHistoire : la peine de mort contre Socrate, Jésus, Jeanne dArc et des centaines de milliers dinnocents ; une seule erreur judiciaire possible la rend intolérable à un esprit chrétien.
Mgr Thierry Teyssot