« Ils ont des yeux et ils ne voient point » déclare Jésus dans l’Evangile. Avoir des yeux est une chose, comprendre en est une autre. En définitive c’est toujours le cœur qui donne la clef. Voir fait appel au discernement, à l’interprétation, aux sentiments, à l’attention. Dans la vie d’une certaine façon, on voit seulement ce que l’on a envie de voir, ce qui nous intéresse.

« Avant d’enlever la paille de l’oeil de ton frère, ôte la poutre du tien » déclare encore Jésus. L’hypocrisie parasite notre vision. Il en est de même de l’orgueil et de la méchanceté. L’oeil voit bien quelque chose, mais c’est la conscience qui donne l’interprétation. C’est toujours elle qui a le dernier mot !

Le regard porté sur le Christ

Lors de son incarnation terrestre, Jésus était un personnage public. Parmi ceux qui ont croisé sa route, il y avait, et c’est inévitable : les pour, et les contre. Ceux qui l’ont vu en pleine lumière et l’ont aimé ; pour ce qu’il était, ce qu’il disait, ce qu’il faisait. Et puis il y a les autres. Parmi eux, une partie non négligeable l’a haï pour différentes raisons : bêtise, ignorance, jalousie, méchanceté. Ensuite venaient les indifférents, comme à toutes les époques. En dehors d’eux-mêmes et de leur petite personne, il n’existe pas grand chose qui les touche vraiment. L’égoïsme ou l’indifférence obscurcissent le regard.

Au temps jadis, aurions-nous vu le Fils de Dieu si nous avions croisé Jésus ? Bien présomptueux serait le chrétien aujourd’hui qui répondrait spontanément oui à cette question. Avec beaucoup d’humilité, nous devons reconnaître que nous n’en savons rien. La réponse à cette interrogation est perpétuellement liée aux sentiments présents en nous. La simplicité, la bonté, l’ouverture d’esprit sont des qualités permettant au divin de nous rejoindre. A l’inverse la haine, l’orgueil et la méchanceté nous éloignent du Christ. Voir en Jésus le Fils de Dieu ou un faux prophète, un adversaire doublé d’un imposteur à crucifier, cela dépend des sentiments qui sont notre moteur.

Le ressort intérieur qui nous fait avancer dans la vie, notre personnalité profonde, le moteur de nos pensées et de nos actes, voilà ce qui fait la différence et détermine notre regard. Notre façon de penser, d’agir et d’être dépend de nos sentiments, de notre capacité à être attentif ou pas, à l’écoute ou non, disponible ou fermé. Ils modèlent notre personnalité, ils nous rapprochent ou nous éloignent des autres. Ils peuvent nous aider à nous libérer. A l’inverse ils nous enferment et nous retiennent prisonniers si nous n’y prêtons l’attention nécessaire.

Etre prisonnier de soi-même, qu’est-ce que cela peut-il signifier ? « Nos vrais ennemis sont en nous-mêmes » écrivait déjà Bossuet. Et le grand Socrate enseignait : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux ». Cette antique formule gravée sur le Temple de Delphes en Grèce est mondialement connue. Elle est voie de sagesse et d’accomplissement. Si l’initiation chrétienne insiste tant sur l’examen de conscience et l’introspection intérieure, c’est parce qu’ils sont chemins de salut pour le croyant. Découvrir le Christ, reconnaître le Fils de Dieu, c’est d’abord purifier son cœur et son regard, pour voir plus loin, voir autrement.

L’interprétation des Ecritures

Lire la Bible, parcourir l’Evangile, c’est poser son regard sur des textes et en tirer un sens, un enseignement. Là encore, tout dépend des sentiments qui nous portent. En lisant ces écrits des chrétiens ont justifié l’inquisition, les croisades et la peine de mort. En parcourant les mêmes lignes d’autres sont allés dans la direction opposée, celle de la vie. Tout est question d’interprétation. Le massacre des protestants par les catholiques, celui des cathares, la révocation de l’édit de Nantes, la tristement célèbre Saint Barthélemy, ce sont des chrétiens qui ont commis ces crimes et les ont justifié au nom de leur foi. Mais laquelle ?

Le christianisme est la religion de l’amour. Jusque là tout va bien. D’une manière générale chacun adhère à cette définition. Les choses se compliquent lorsqu’il faut définir le mot. C’est tout le problème. Cela dépend de la sensibilité et du tempérament de chacun, de l’expérience de la vie. Là où les uns mettront l’accent sur la tendresse et la compassion, d’autres seront plus rugueux, dans le rapport de force permanent et destructeur. Mais entre une certaine rudesse qui peut se comprendre, souvent carapace en forme de protection liée aux épreuves traversées dans la vie, et la dureté, il existe une différence.

Notre vision de Dieu dépend de ce que nous sommes, de notre envie de voir en lui telle ou telle qualité. Le risque pour l’homme est de se fabriquer une idole. La Bible enseigne que « Dieu créa l’homme à son image » (Genèse 1,27). En fait c’est souvent l’homme qui se fabrique un dieu à son image... Et lorsqu’il veut imposer cette « image » aux autres, cela peut faire très mal. Les intégrismes par exemple sont la caricature du divin. Mais interrogez un intégriste, il vous dira avec ses arguments forts que c’est lui qui a raison. La discussion est impossible. C’est une vérité qui est imposée, assénée. Et au nom de cette vérité, la fin justifie les moyens.

L’abolition de la Peine de Mort

« La lettre tue, mais l’esprit vivifie » déclare l’apôtre Paul (2 Cor 3,6). Comment la lettre peut-elle tuer ? En lisant les Evangiles certains retiendront que Jésus a déclaré que « celui qui scandalisera un seul de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui suspende au cou une meule de moulin et qu’on le jette au fond de la mer. » (Mathieu 18 ,7) Certains prendront cette phrase, parole d’Evangile, au pied de la lettre et justifieront par exemple, la peine de mort. Il relèveront également pour appuyer leur argumentation que, dans le même texte de Saint Mathieu Jésus a déclaré « Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi; car il est avantageux pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier ne soit pas jeté dans la géhenne. Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la loin de toi; car il est avantageux pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier n’aille pas dans la géhenne. » (Mathieu 5,29-30)

Mais a-t-on vu les premiers chrétiens précipiter des membres de leur communauté dans la mer ? Il me semble que non... Ce n’est pas ce qui ressort du livre des Actes des Apôtres ou des épîtres biblique de Saint Paul. Les premiers chrétiens, témoins directs du Sauveur pour la plupart, comprenaient ces paroles autrement. « L’esprit qui vivifie », selon l’expression de Paul, c’est toujours celui qui privilégie la vie, le pardon, la nouvelle chance, la rédemption. Lorsque Jésus prononce ces mots, il veut simplement frapper les esprits. Il nous invite à la vigilance, à une forme de prudence.

Le livre des Actes des Apôtres présente un chaud partisan de la peine de mort. Il porte le nom de Saul. Il approuve et encourage la lapidation du diacre Etienne (Actes 7,58 et 22,20). Ce n’est pas un cas isolé et, lui-même avoue avoir participé au martyr de nombreux chrétiens. Si les premières communautés des disciples de Jésus avaient privilégié la loi du Talion (œil pour œil et dent pour dent), elles auraient dû « punir en conséquence » celui qui participa au meurtre d’Etienne et de quelques autres. Fort heureusement elles se souvinrent plutôt du Notre Père que de la loi de Moïse. Cela permit à Saul, devenu plus tard Saint Paul, d’accomplir sa mission en devenant une colonne de l’Eglise, comme apôtre.

L’âme de l’Evangile tient dans un essentiel. C’est le berger qui va chercher la brebis perdue au désert, la retrouve et la ramène en sécurité. C’est l’enfant prodigue qui est sauvé par son père, c’est le larron qui entre au paradis avec le Christ. C’est Pierre qui entend de la bouche même de Jésus qu’il devra pardonner « soixante-dix-sept fois sept fois », aimer ses ennemis et même prier pour ceux qui le persécutent et le maudissent.

Il faut également relever que la tradition par excellence de l’Humanité contient la condamnation primitive de la peine de mort par l’Eternel lui-même, selon le livre de la Genèse : « L’Eternel lui dit : ainsi tout tueur de Cain subira sept fois vengeance. L’Eternel mit un signe sur Cain pour que tous ceux qui le trouvent ne le frappent pas. » (Genèse 4,14-15)

Revenons à l’Evangile : « Moïse, dans la loi nous a ordonné de lapider de telles femmes. Toi, que dis-tu ? » C’est ainsi que dans Jean (8,3-11) la question de la peine de mort est posée directement à Jésus. Il s’y oppose. Seul celui qui est sans péché pourrait appliquer la peine prévue par Moïse. Mais il ne l’applique pas, car il est tout pardon.

Comment la société chrétienne pourrait-elle admettre l’idée que l’on tue celui qui demain peut-être touché par la grâce, se repentir, devenir un saint ? Selon l’Evangile elle ne peut voir dans le visage du pire criminel d’autre visage que celui du Christ à qui seul appartient la justice.

A cela il faut ajouter la leçon de l’Histoire : la peine de mort contre Socrate, Jésus, Jeanne d’Arc et des centaines de milliers d’innocents ; une seule erreur judiciaire possible la rend intolérable à un esprit chrétien.

Mgr Thierry Teyssot


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