L’image de Dieu révélée par Jésus est celle d’une personne humble, « doux et humble de coeur » (Mathieu 11,29). Les Evangiles témoignent qu’il se révèle aux petits et aux humbles et se cache aux superbes et aux orgueilleux. Mais qu’est-ce que l’humilité ? Que signifie-t-elle réellement, concrètement  ?

Contrairement à l’orgueil, qui déforme la réalité par une exagération du moi, un gonflement de l’ego disproportionné, l’humilité nous ramène à ce que nous sommes, en vérité : prise de conscience de nos limites, de nos imperfections. L’humilité suppose donc une certaine maturité. La vie nous transforme, nous fait évoluer et il faut savoir tirer les leçons de nos expériences, bonnes ou mauvaises.

Prenons par exemple les trois chutes du Christ dans la dévotion du chemin de croix. Dans la vie le problème n’est pas de tomber, ce qui finit toujours par arriver, même à ceux qui par orgueil se croient très forts. Non, le défi est de se relever, en ayant appris de nos erreurs et de nos maladresses, pour tenter de ne pas recommencer. L’humilité c’est savoir à l’avance qu’on peut tomber, qu’on peut chuter, parce que personne n’est infaillible, personne n’est parfait. A Pierre qui se croit très fort et qui déclare à Jésus la veille de son arrestation  : « même s’il me faut mourir avec toi et que tous les autres te laissent tomber, jamais je ne t’abandonnerai  ! » Jésus répond  : « avant que le coq chante deux fois, tu me renieras trois fois. » Et cela arrive en effet. Plus tard Jésus pardonne à l’apôtre, il sait la faiblesse inhérente à la nature humaine, il sait aussi qu’il y a du bon en lui. La manifestation de la grâce a sauvé Pierre. Si nous étions jugés sur nos seuls mérites, nous ne ferions jamais le poids. Etre humble c’est aussi reconnaître que l’on dépend des autres, que l’on ne peut pas s’en sortir tout seul.

Le Pharisien et le Publicain

C’est la parabole la plus célèbre de l’Evangile pour nous expliquer la différence entre l’orgueil et l’humilité. Lisons le texte original  :

- « Il dit encore, à l’adresse de certains qui se flattaient d’être des justes et n’avaient que mépris pour les autres, la parabole que voici : Deux hommes montèrent au Temple pour prier ; l’un était Pharisien et l’autre publicain. Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain ; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers. Le publicain, se tenant à distance, n’osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant : Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis ! Je vous le dis : ce dernier descendit chez lui justifié, l’autre non. Car tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé. » (Luc 18,9-14)

Comprenons bien : le pharisien n’est pas rejeté pour ses actes, mais parce qu’il se croit supérieur aux autres. C’est dans son attitude qu’il faut trouver la raison de son rejet par le ciel. Superbe et suffisant, il n’a que du mépris pour autrui.

Le publicain lui a des bleus à l’âme, il a mal, il souffre de ses erreurs et de ses maladresses, sa conscience est tourmentée, il se sent indigne, se tient au fond du temple, n’ose pas s’approcher. En même temps il espère confusément quelque chose, le pardon sans doute, une possible voie de rédemption.

Pour Jésus c’est le publicain qui est justifié, l’autre non. Quelque part le pharisien se suffit à lui-même. Mais le publicain ressent le besoin d’une aide extérieure pour s’en sortir.

Le pharisien se sent pur, parfait, au-dessus de la mêlée.

Le publicain n’est pas fier, il traîne son lot de casseroles encombrantes et embarrassantes.

Mais l’image de Dieu qu’il porte en lui le fait espérer. « Espérant contre toute espérance - écrit Saint Paul - Abraham crut en Dieu et cela lui fut compté comme justice » (Romains 4,18-22) La rédemption est toujours possible pour celui qui croit.

C’est le salut par la Foi, thèse défendue par Luther au moment de la Réforme. Les œuvres suivent après. Après le bain régénérateur de la foi, l’être humain est prêt pour agir positivement. En fait il est difficile d’imaginer la foi sans les œuvres, cela n’aurait pas de sens. Les querelles théologiques nées au moment de la Réforme avec la justification devant Dieu par la foi OU par les œuvres n’ont pas lieu d’être, les deux sont complémentaires.

Aux publicains de toutes les époques et de tous les temps l’Evangile révèle ceci  :

- « Alors qu’il était à table dans sa maison, beaucoup de publicains et de pécheurs se trouvaient à table avec Jésus et ses disciples : car il y en avait beaucoup qui le suivaient. Les scribes des Pharisiens, le voyant manger avec les pécheurs et les publicains, disaient à ses disciples : Quoi ? Il mange avec les publicains et les pécheurs ? Jésus, qui avait entendu, leur dit : Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. » (Marc 2,15-17)

Ailleurs Jésus déclarera  : « c’est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices » (Mathieu 9,13) - ou encore  : « le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » (Luc 19,10)

L’Humilité de Dieu

Dans la révélation venue avec le Christ, Dieu se met à notre portée. C’est le pourquoi du mystère de l’Incarnation. La divinité descend de l’infini pour devenir l’un de nous, une personne humaine, avec un visage et une histoire, voici près de deux mille ans. L’immensément grand se fait immensément petit. Pour cela il faut que le Dieu révélé par Jésus soit humble !

A Noël, les symboles sont forts. Une famille de modestes ouvriers comme parents, le refuge de l’étable pour la naissance, des bergers guidés par les anges et venus comme témoins ; les mages malgré toute leur science viendront ensuite. Dieu se met volontairement du côté des humbles et des gens modestes.

A l’adolescence il a probablement gardé les troupeaux, cela se retrouve dans ses paraboles. Il sait le prix et la valeur des choses, comme dans la parabole de la pièce perdue et retrouvée par la femme qui fouille sa maison jusqu’à ce qu’elle la retrouve. Il sait la dureté physique de la condition du travail, il l’a pratiquée comme charpentier. Il est allergique aux hypocrites, à ceux qui « chargent les autres de lourds fardeaux qu’ils ne remuent pas du petit doigt » (Mathieu 23,4) et qui « agissent surtout pour se faire remarquer des hommes » (Mathieu 23,5).

Le Fils de Dieu ne cherche pas à paraître ; il EST, il vit, il aime, il souffre aussi de l’injustice. Mais il espère, il croit et se bat pour un monde meilleur. Une part de nous, la meilleure, peut se reconnaître en lui !

Il déclare que « celui qui veut devenir le plus grand sera le serviteur de tous. » C’est sa vision du pouvoir. Un service effectué. Il laisse la jouissance des privilèges à César, mais il rend à Dieu ce qui est à Dieu : le service rendu, par amour.

Nos sociétés de consommations ont perdu cette notion de service et de gratuité. Aujourd’hui tout s’achète et se vend. Il existe encore pourtant, sur notre planète, dans des territoires vierges ou ni le « progrès » ni la technologie ne sont apparus, des populations dites « primitives », ou la notion de propriété n’existe pas. Les hommes partagent ce que la nature leur donne, dans un mode de vie basé sur l’échange et le don. C’est un beau témoignage. Ils ne « connaissent » pas le Christ, mais vivent selon le Christ  ! Ils savent peut-être encore, ce que nous avons oublié.

Une des caractéristiques du Dieu révélé par Jésus est qu’il ne s’impose pas aux hommes. Il permet le choix, le libre arbitre, il fait appel à l’intelligence et au cœur. Il laisse suffisamment de lumière pour qu’on le découvre, et assez d’ombre pour ne pas nous forcer. Avec lui nous avons toujours le choix. Celui qui ne veut pas voir ne verra rien, mais celui qui cherche un peu trouvera. Si Dieu n’était pas humble, nous ne pourrions pas choisir. Il nous permet de l’aimer ou de le détester. Cette possibilité s’appelle liberté.

« Le hasard, c’est la forme que prend Dieu pour passer incognito » disait Jean Cocteau. J’apprécie cette phrase du célèbre poète. Je crois aussi que  : « les vrais poètes sont toujours prophètes » (Pierre Leroux). Non, Dieu ne s’impose pas à l’homme, son humilité l’en empêche, sauf dans les intégrismes ou sa caricature fait souffrir l’humanité. Avec Maurice Maeterlinck, autre grand poète et prix Nobel de littérature je crois que  : « nier l’existence de Dieu, c’est nier qu’on existe. » Je partage également cette citation du même auteur  : « Tout s’explique par Dieu, mais Dieu ne s’explique pas. » Il se contemple, à la façon de Victor Hugo, dont les personnages les plus remarquables sont des humbles. C’est ce mélange de force et d’humilité qui fait de Jean Valjean le héros des Misérables. C’est aussi le mélange de la douceur et de l’humilité qui fait de Monseigneur Bienvenu, l’apôtre du célèbre roman.

Un écueil à éviter

Dans le récit biblique de la chute, plus communément appelé péché originel, l’orgueil est en première ligne. « Vous serez comme des dieux » dit le serpent. Dans le gonflement de son ego, l’homme ne voit pas sa nudité. Puis, lorsqu’il goûte au fruit défendu, il prend conscience de ses limites, de ses imperfections. Non, il n’est pas un dieu  : « l’homme est un apprenti » dit le grand Pascal, et, ajoute-t-il  ; « la douleur est son maître. » Cette souffrance de l’humain apparaît après l’épisode du péché originel : « alors leurs yeux s’ouvrirent (Adam et Eve) et ils connurent (expérimentèrent) qu’ils étaient nus. » (Genèse 3,7)

A l’autre bout de la Bible, dans le récit de la vision de Jean - l’aigle de Pathmos - nous retrouvons cette notion de nudité et de pauvreté pour qualifier la dernière des sept Eglises de l’Apocalypse  : « Tu t’imagines : me voilà riche, je me suis enrichi et je ne manque de rien  ; mais tu ne vois donc pas  ; c’est toi qui es malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu. » (Apocalypse 3,17)

Jésus dans les Evangiles nous invite à ne pas tomber dans les filets de l’orgueil. Lui-même évite le piège tendu par le diable lors de la grande tentation des quarante jours, lorsqu’il le place au sommet du Temple en déclarant : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas  ; car il est écrit  : il donnera pour toi des ordres à ses anges, et ils te porteront dans leurs mains, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre. » Avec beaucoup de finesse, et en citant également les Ecritures dont il est imprégné, Jésus lui répond : « tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » (Mathieu 4,5-7)

Tout le monde se souvient de la célèbre fable de la grenouille et du bœuf contée par Jean de la Fontaine :

Une grenouille vit un bœuf
Qui lui sembla de belle taille
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle, et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur.
Disant : Regardez bien ma soeur;
Est-ce assez ?
Dites-moi; n’y suis-je point encore ?
Nenni.
M’y voici donc ?
Point du tout.
M’y voilà ?
Vous n’en approchez point
La chétive pécore.
S’enfla si bien qu’elle creva.

Le problème de l’orgueil, en déformant la réalité, c’est qu’il nous trompe sur ce que nous sommes, sur ce que sont les autres. On ne voit plus clair. Comme Adam et Eve lors de l’épisode de la chute, nous croyons - par envie - être nantis de capacités qui ne sont pas nôtres ! C’est aussi un poison qui engendre la jalousie. A terme cela nuit à la vie sociale. Une personne orgueilleuse agace, engendre la méfiance. Comment avoir confiance en elle ? Comment la croire ? Quel crédit lui accorder ?

Une Voie à Suivre

L’Evangile de Mathieu enseigne la voie royale pour vivre dans la justice, et éviter - autant que possible - de tomber dans les noirs filets de l’orgueil  :

- « Si vous voulez vivre comme des justes, évitez d’agir devant les hommes pour vous faire remarquer. Autrement, il n’y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux. Ainsi, quand tu fais l’aumône, ne fais pas sonner de la trompette devant toi, comme ceux qui se donnent en spectacle dans les synagogues et dans les rues, pour obtenir la gloire qui vient des hommes. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont touché leur récompense. Mais toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que donne ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; ton Père voit ce que tu fais dans le secret : il te le revaudra. Et quand vous priez, ne soyez pas comme ceux qui se donnent en spectacle : quand ils font leurs prières, ils aiment à se tenir debout dans les synagogues et les carrefours pour bien se montrer aux hommes. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont touché leur récompense. Mais toi, quand tu pries, retire-toi au fond de ta maison, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père voit ce que tu fais dans le secret : il te le revaudra. Lorsque vous priez, ne rabâchez pas comme les païens : ils s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. Ne les imitez donc pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant même que vous l’ayez demandé. Et quand vous jeûnez, ne prenez pas un air abattu, comme ceux qui se donnent en spectacle : ils se composent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeûnent. Amen, je vous le déclare : ceux-là ont touché leur récompense. » (Mathieu 6,1-8;15-16)

Voila ce qu’enseignait Jésus dans le célèbre « discours de la montagne ». Ne pas chercher à faire les choses pour paraître, se montrer, s’afficher ; ce serait s’éloigner du Père céleste et le blesser. On ne peut le tromper, il voit clair. J’ajoute qu’il nous voit sans doute comme on regarde les enfants jouer dans la cour de récréation, des enfants qui souvent se prennent au sérieux, et croient à leurs propres bêtises !

Et si ailleurs - dans l’Evangile - à l’adresse de ceux et celles qui veulent devenir les plus grands (Mathieu 18,1-4), Jésus nous invite à redevenir comme des enfants, ce n’est pas pour que nous prenions de grands airs, mais pour que nous conservions la fraîcheur d’esprit, l’enthousiasme et l’innocence de la jeunesse. Le cœur ne doit pas vieillir, c’est sa grande force ; c’est aussi sa plus grande faiblesse ! Et être grand, c’est d’abord savoir se faire petit.

Monseigneur Thierry Teyssot


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