François Rabelais, "le plus savant des Franciscains", était en passe d'être considéré par ses confrères comme le plus satanique des hérésiarques lorsqu'il quitta, en grande hâte, le couvent de Fontenay le Comte.

La robe noire de Saint Benoît, qu'il revêtit par prudence, lui tint encore assez peu aux épaules. Il est vrai que l'homme était truculent, probablement ivrogne. Le principe de son abbaye de Thélème est moitié licence, moitié bon sens. En ce temps là, un immense espoir traversait la patrie où tressaillait l'esprit gaulois. Mais cette joie saine, grasse et forte, ne se reconnut pas dans "l'horrifique Calvin, hérétique de Genève". On entendait fêter dans ce monde et dans l'autre Jésus le Sauveur. On voulait profiter de ce beau royaume sous le ciel dont un prédicateur soissonnais du Moyen-Age avait dit: "Le règne Franc est paradis que permit Dieu". Plus que jamais médecin, archéologue et riant convive, le prêtre Rabelais s'enfonça dans un naturalisme rationaliste qui n'était plus ni le catholicisme, ni le protestantisme. Dans ses derniers écrits, il réserve les plus lourdes rancunes de son idéal gâché aux responsables de tant de maux, les "papimanes". Ceux-ci, prosternés dans la poussières, adorent les plus fausses des "sacro-saintes Décrétales". Il n'est plus question pour eux de Dieu ou de l'Evangile, mais du Pape et de ses paperasses.

Voici une tout autre figure: la barbe juridique du vertueux chancelier Michel de l'Hospital. Homme de grand sens, il souffre de la guerre religieuse qui déchire la France. Il veut conserver la messe, mais il ne peut accepter que les évêques aillent à tout propos prendre leur mot d'ordre à Rome. Pour l'immédiat il échoue: son colloque de Poissy ne réussit pas à établir, comme en Angleterre, une foi mitoyenne entre les romains et les protestants, un juste milieu. Malgré des convulsions suivies d'apaisements, des Saint-Barthélémy suivies d'édits de Nantes, c'est, au fond, le parti romain qui triomphe, pour autant qu'il peut triompher du bon sens français. Puisqu'il faut être bon catholique et qu'il n'est point malséant d'entreprendre le voyage à Rome et à Lorette, Michel de Montaigne bloque son humanisme par son fidéisme: il va baiser la mule du pape, laquelle, note-t-il, daigne se relever par la pointe, comme pour lui dire bonjour, pendant qu'il est à genoux. Alors un Pascal, dont le magnifique génie de géométrie et de finesse ne doit certes rien à la curie romaine, ronge son frein, dans son immense ferveur. Il lance contre les chevaux légers de la papauté ses terribles Provinciales; et jusque dans les Pensées de sa dernière heure, il dénonce la Compagnie de Jésus, l'Inquisition et ces pontifes qui haïssent la science indépendante.

C'était le grand siècle de Port-Royal et de son historien, Racine. Parmi les livres du XVIIIème siècle qui raillent le plus cruellement la papauté, se trouvent Les Lettres Persanes. Leur auteur, Montesquieu, mourut cependant chrétien; était-il converti à la papauté ? Jean-Jacques Rousseau, musicien ès-lettres, nomade pitoyable et délicieux, balance entre le catholicisme et le protestantisme. Son Vicaire Savoyard, par trop simplement déiste, nous vaudra Bernardin de Saint Pierre, Maximilien de Robespierre et plus encore le vicomte de Chateaubriand. Or, le génie du Christianisme est un livre catholique en même temps qu'esthéticien. Sans doute, l'ouvrage parut au moment ou Bonaparte commit la plus grande bévue des temps modernes en signant un concordat avec Rome. Mais Chateaubriand ne rejoignit jamais le papolâtre comte de Maîstre; et, ambassadeur dans la ville éternelle, pendant un conclave, il fut de ceux qui font le pape plus que de ceux qui lui obéissent. Vivent et revivent ces temps où vivaient encore le comte de Montlosier et le cardinal de la Luzerne; ceux-là n'avaient pas des âmes de valets.

Certes, la tradition française avait été secouée violemment par Voltaire. Celui-ci avait été d'abord une sorte de Montesquieu; puis, âgé de soixante et un an, il emménagea à Ferney, près de Genève, et y demeura jusqu'à sa quatre-vingt-quatrième et dernière année en proie à une atmosphère d'adulations et de dénigrements. Ce fut qu'une longue crise exaspérée. Le vieillard se montrait plus que jamais dévoué aux grandes causes de justice, mais il eut la folie de croire que ce serait suprême équité de pousser l'anticléricalisme jusqu'à l'extermination du culte de Jésus. C'est ce courant voltairien qui, pendant la Révolution, enleva leur dynamisme sacerdotal à trop de ces prêtres citoyens qui avaient dignement accepté la Constitution civile du clergé.

Désormais, l'équilibre était rompu pour longtemps dans la France religieuse. Ernest Renan, après avoir perdu la sainte foi de son enfance, demeurera toute sa vie, malgré ses sourires en coulisse, un prêtre en deuil de sa prêtrise. Anatole, dont la sagesse bourgeoise et érudite rappelle celle d'Ernest, sera aussi un impertinent talentueux, non sans générosité de coeur. Nous ne lisons plus Anatole France, mais plus tard, on le lira de nouveau. Surtout, on lit, on lira toujours sous la Troisième République, sous Pétain, sous Gouin, sous Bidault, celui par qui le pendule du bon esprit français retrouve son équilibre et rejoint sa verticale, son aplomb: notre immense poète Charles Péguy. Il chérit les Saints et Saintes de France: Aignan et Louis, Jeanne et Geneviève. Il apprécie toute la valeur d'une prière et même celle d'un sacrement. Il vibre à la beauté du vitrail et de la mère de Jésus. Aussi son fils a tort quand il se demande si son père ne fut pas à demi protestant. Si Péguy a eu du clergé français une horreur presque physique - et exagérée - n'est-ce pas simplement parce qu'il trouvait ce clergé trop romain ? Il méprisait la papauté et ses décisions. La guerre de 1914 a tué le révolté au moment où celui-ci s'apprêtait à venger contre Rome son Maître, Bergson, stupidement condamné par l'Index. Il s'en est fallu de peu que les lettres françaises aient eu en Péguy un second Pascal. Il restera le pair du maître qu'il lisait si souvent, Hugo, mais un Hugo profond chrétien.

On passera sur Hugo, Sainte Beuve, Lamartine et leur chef de file, Lamennais, qui sous la monarchie de Juillet et la Seconde République quittèrent le papisme sans savoir préserver leur catholicisme. Ils furent victimes du fait qu'ils furent trop renseignés sur certains dévots sans l'être suffisamment sur la dévotion suprême.

Qu'on en reste donc au plus proche, au plus sympathique, au plus complet, au plus profondément chrétien, au vieux paysan de chez nous, au pèlerin de toujours, pèlerine d'artiste autant que de terrien. Sa religion, catholique et fière, qui domine les tartuferies, nous la reconnaissons: c'est celle de ces vieilles familles de France dont nous sommes issus. Qu'elles fussent lignées de parlementaires somptueux ou d'agriculteurs crottés, on n'y prenait pas les vessies et les bulles de Rome pour des illuminations du Saint-Esprit.

Un jour, c'était vers 1905, un petit garçon demandait à son père, descendant d'une antique souche auvergnate, pourquoi cette plante qui s'orne de petits disques argentés s'appelle: "la monnaie du pape" ? Le monsieur grave et pieux répondit: "Parce qu'elle ne vaut absolument rien".

Dans ce trait sourit ce vieil esprit qui vient sinon de Vercingétorix, du moins d'Abélard le critique et du chancelier de l'Hospital, en passant par tout ce que la France lettrée et pensante a eu et conserve de meilleur.


E.Plasson - Article tiré à part du journal "Le Gallican" de juin 1948


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