Selon lévangile de Saint Thomas (traduction de Gazinet), Jésus dit à ses apôtres : « Si lon vous demande doù venez-vous, répondez : nous venons de là où la lumière sest produite delle-même. Si lon vous demande qui êtes-vous ? Dites, nous sommes les enfants et les élus du Père qui est, le Vivant. Si lon vous demande encore quel signe du Père est en vous, dites, cest un mouvement et cest un repos. » (logia 55)
Jai toujours aimé ces paroles attribuées à Jésus par lévangile de Thomas. Le mouvement et le repos, comme le flux et le reflux de la mer, ou la nature qui séveille au printemps, explose en été, ralentit en automne et sendort durant lhiver. Ces mots de Jésus ont un sens profond. Ils sont calqués sur les rythmes essentiels de la vie. Ils rappellent ce que nous pouvons parfois oublier. Dans le tourbillon de nos sociétés modernes où tout va très vite, il faut penser que nous avons beaucoup à perdre si nous ne savons pas nous arrêter, nous reposer, de temps en temps. Pour aller de lavant, il faut dabord prendre des forces.
Quelle que soit la force et la puissance du Christ, de ses miracles, de sa parole, il a, lors de sa vie terrestre, dû apprendre à marcher, à lire, à travailler. Dans son humanité il a connu la faim et la fatigue. Etre à 100 % de ses capacités, dans cette vie terrestre, cela ne peut être que temporaire, que lon soit Fils de Dieu ou simple mortel.
Lors de lépisode célèbre de la multiplication des pains conté par les Evangiles, nous voyons Jésus semployer à faire beaucoup de choses : enseigner la parole de Dieu, guérir les malades, nourrir une foule de plusieurs milliers de personnes qui, le soir venu, veut semparer de lui pour le faire roi. Mais il refuse, renvoie tout le monde, y compris ses apôtres, et passe la nuit en prières avant de rejoindre ses disciples en marchant sur la mer vers la fin de la nuit. Ce repos dans la prière lui est indispensable, de nature vitale, avant de reprendre la route, pour continuer sa mission.
« Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le fils de lhomme na pas où reposer sa tête. » (Mathieu 8,18) Dans sa vie publique, lorsquil se fait connaître et agit comme Fils de Dieu, Jésus na pas beaucoup de répit. Ce nest pas facile. Soutenu et aimé par certains, il est haï par dautres qui souhaitent sa mort. Il en est ainsi de tout personnage public. Il y a les pour, et les contre ; encensé un jour, souvent calomnié le lendemain par la mesquinerie et létroitesse desprit. Pouvait-il en être autrement pour Jésus ? Dans ce monde, non. On peut le déplorer, mais la nature humaine fonctionne ainsi, hormis quelques personnes, rares, qui soit possèdent une bonne nature, soit ont compris que charger les autres ne sert à rien.
Un certain repos est nécessaire au Sauveur pour mener à bien sa mission. Il ne le trouve pas chez lui, dans son village dorigine : « nul nest prophète en son pays. » (Luc 4,24) Et dans sa maison, mis à part sa mère, ses frères et surs ne croient pas en lui, comme latteste lEvangile de Jean. Cest chez Lazare, Marthe et Marie-Madeleine, avec qui Jésus est lié, pour des raisons sans doute très personnelles, quil va parfois se reposer et prendre ses repas ; mais aussi en compagnie des publicains et des pécheurs, dont il partage la compagnie. Il fait aussi halte chez ses apôtres, comme lorsquil guérit la belle-mère de Simon-Pierre, et sans doute aussi parmi dautres disciples.
Le repos du Seigneur est différent du nôtre en ce sens où le Fils de Dieu est, dans sa nature humaine, un être de prière. Cela explique ces nuits si particulières où il sisole, avant daccomplir des choses importantes : « En ce temps-là, Jésus se rendit sur la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu. Quand le jour parut, il appela ses disciples, et il en choisit douze, auxquels il donna le nom dapôtres. » (Luc 6,12-13) Le choix des apôtres, par exemple, est précédé de cette nuit passée en prière. Que savons-nous de cette prière intime, personnelle du Christ ? Les Evangiles sont silencieux, à ce sujet. Cest assez normal, cela fait partie du jardin secret du Sauveur.
De la même façon nous ne savons pas comment sest construite la personnalité du Sauveur avec la découverte de cette filiation divine qui la conduit à grandir avec deux natures : humaine et divine. Les Evangiles le taisent, ils se bornent à raconter ce dont les apôtres ont été témoins, et ce que Jésus a pu leur confier, ou pas. Il est probable que lors de lépisode de la grande tentation des quarante jours au désert, après son baptême par Jean le Baptiste, là où Jésus est conduit par lEsprit pour y être tenté par le diable, il se passe beaucoup plus de choses que ce qui nous est conté par Mathieu. LApôtre est dailleurs le seul évangéliste à rapporter cet épisode, avec lépreuve des trois grandes tentations. Son texte repose sur ce que Jésus a pu lui confier dintelligible, pour nous. Le reste demeure certainement très personnel.
On ne dira jamais assez que les Evangiles ne disent pas tout. Ils sont un essentiel, un résumé succinct, pour que nous puissions croire. Ecrits longtemps après les événements de Pâques, de lAscension et de la Pentecôte, entre 40 et 90 ans selon lexégèse actuelle, ils sont un regard déjà distant de plusieurs dizaines dannées sur un temps extraordinaire. Lorsque la génération des premiers témoins du Christ a commencé à disparaître, il a fallu penser à transmettre un essentiel aux générations futures. A linstar de Paul, les premiers chrétiens croyaient dur comme fer que Jésus reviendrait de leur vivant, doù cette absence immédiate décriture dEvangile. Pourquoi écrire, puisquil serait de retour bientôt. Mais cette interprétation, cette compréhension du mystère du retour du Christ était erronée, pour cette génération.
Lapôtre Jean, auteur du dernier Evangile qui porte son nom, et écrit probablement vers la fin du premier siècle, soit presque 60 ans après Jésus, a profondément conscience que son texte ne dit pas tout. « Jésus a fait encore beaucoup dautres choses; si on les écrivait en détail, je ne pense pas que le monde même pût contenir les livres quon écrirait. » (Jean 21,25) Cette phrase qui termine son Evangile est fort émouvante. Elle témoigne de la limite des textes. Le reste est à découvrir, à travers la Foi.
Pour accomplir des miracles aussi extraordinaires que ceux contés par les Evangiles, il fallait une solidité intérieure sans faille à Jésus. La pression de la foule, le regard haineux de ses adversaires, la vénération des malades guéris, lenthousiasme de ses amis, le Sauveur devait gérer tout cela, plus le reste, ce qui nous est inconnu. Dans cet inconnu il y a la vie mystique, le sens de sa mission, la Parole à transmettre, des actes à accomplir, bref, de grandes et lourdes responsabilités.
Je reviens un instant sur la nuit qui suit lépisode de la multiplication des pains. Après la fatigue de lécrasante journée, le Sauveur a renvoyé tout le monde. Il demeure seul, et passe la nuit en prières. Quelle forme de contact, de connexion régénératrice avec le monde spirituel peut-il établir dans ces moments ? Lui seul possède la réponse. Lépisode de la transfiguration sur le mont Thabor nous renseigne sur laspect « fantastique », qui émane parfois de sa personne : « son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. » (Mathieu 17,2) Toujours est-il quaprès cette halte indispensable, Jésus semble un instant saffranchir des lois qui régissent notre univers. Il vient à la rencontre de ses apôtres, en marchant sur les eaux de la mer.
Le monde dans lequel nous vivons et évoluons est régi par des lois. La physique newtonienne en décrit un certain nombre. Tout le monde se souvient de lhistoire de la pomme de Newton. Le savant anglais reçoit sur la tête une pomme, il en déduit la loi sur la Gravitation Universelle. Pourtant, si lon en croit les Evangiles ou les vies de saints, certaines personnes, à travers la lévitation par exemple, peuvent saffranchir de ces lois. Cest Jésus qui marche sur les eaux de la mer, le curé dArs qui lévite en célébrant sa messe, Sainte Thérèse dAvila qui sélève du sol en prière sous les yeux ébahis dautres religieuses. En létat actuel des connaissances, il ny a pas dexplication à ces phénomènes.
Remarquons toutefois que les dernières avancées de la physique moderne, notamment celles de la physique dite quantique, apparue au XXème siècle avec Max Planck, vont au-delà du modèle jusque là bien établi de Newton. Dans la physique quantique, un chat peut être à la fois mort et vivant (paradoxe du chat dit de Schrödinger), car existant dans des bifurcations différentes de lunivers, aussi réelles lune que lautre ! Avouons que cela heurte le sens commun. Mais pour le croyant, le paradoxe du Christ mort et ressuscité heurte aussi la logique rationnelle ! Et que dire de la messe ? Elle est à la fois : 1) La projection terrestre du repas de noce entre le Christ et l'Eglise (qui se déroule éternellement hors de l'espace et du temps). 2) Le sacrifice du Christ s'offrant à son Père sur l'Autel sous les apparences du pain et du vin (rendu présent sur lautel). 3) Le repas fraternel ou chacun met en commun sa Prière.
Dans la physique quantique, il est aussi question de mondes multiples (interprétation dEverett). Le croyant peut faire le lien avec les « cieux invisibles » de la théologie, le « troisième ciel » de lApôtre Paul, le séjour des anges et de nos chers disparus, les « cieux des cieux » évoqués dans la préface de la messe du rite gallican de Gazinet.
Un article paru fin 2012 sur le Daily Mail titrait : « Et si la physique quantique expliquait les expériences de mort imminente ? » Et en introduction : « Des scientifiques estiment que les expériences de mort imminente surviennent lorsque lâme, formée par des substances quantiques, séchappe du système nerveux pour entrer dans lunivers. » Laissons à lauteur de cette phrase la responsabilité de ses propos. Dailleurs quest-ce que l âme, quest-ce quune substance quantique ? Dans lantiquité grecque lâme est une notion philosophique. Dans lunivers chrétien on parle dâme pour désigner la force vitale qui anime le corps, et desprit pour indiquer la conscience, la part de nous-même qui subsiste après la mort.
A propos des expériences de mort imminente, le journal Le Gallican davril 2008 avait consacré une étude à ces phénomènes vécus par des personnes arrivant aux frontières de la vie. Brusquement, elles découvrent une autre réalité, qui englobe (à la façon des poupées russes qui se contiennent lune dans lautre), les quatre dimensions dans lesquelles nous existons, et révèle, dautres mondes, au-delà de nos cinq sens.
Les limites de la science et de notre connaissance sont provisoires, par définition. Il est dans la nature humaine de repousser toujours plus loin ces limites. Et lunivers, ce qui reste à découvrir, est certainement plus grand que toute notre connaissance. Au fond, ce que nous savons de Dieu et de la vie est quelque part : anecdotique.
A léchelle dune vie dhomme, le raccourci vers Dieu et le dépassement de soi ne peut saccomplir véritablement que dans lamour, car ce sentiment est plus grand que nous. Il est la puissance qui nous permet daller au-delà de nos limites.
Mgr Thierry Teyssot