Depuis la nuit des temps, l’être humain s’interroge sur ses origines, sur le sens qu’il doit donner à sa vie. Les religions offrent des réponses, plus ou moins intéressantes. Notre intelligence se fait également une opinion. Souvent elle évolue, en fonction de l’état de nos connaissances, de notre vécu aussi. Dans le mouvement des idées, l’être humain cherche un point d’ancrage solide, pour se construire, pour se structurer. Mais le mouvement ne doit pas se confondre avec l’agitation, sinon il y a risque d’épuisement. Dans la vie, un repos, un recul sont toujours nécessaires, pour prendre des forces, pour faire le point.

Selon l’évangile de Saint Thomas (traduction de Gazinet), Jésus dit à ses apôtres : « Si l’on vous demande d’où venez-vous, répondez : nous venons de là où la lumière s’est produite d’elle-même. Si l’on vous demande qui êtes-vous ? Dites, nous sommes les enfants et les élus du Père qui est, le Vivant. Si l’on vous demande encore quel signe du Père est en vous, dites, c’est un mouvement et c’est un repos. » (logia 55)

J’ai toujours aimé ces paroles attribuées à Jésus par l’évangile de Thomas. Le mouvement et le repos, comme le flux et le reflux de la mer, ou la nature qui s’éveille au printemps, explose en été, ralentit en automne et s’endort durant l’hiver. Ces mots de Jésus ont un sens profond. Ils sont calqués sur les rythmes essentiels de la vie. Ils rappellent ce que nous pouvons parfois oublier. Dans le tourbillon de nos sociétés modernes où tout va très vite, il faut penser que nous avons beaucoup à perdre si nous ne savons pas nous arrêter, nous reposer, de temps en temps. Pour aller de l’avant, il faut d’abord prendre des forces.

Le Témoignage de l’Evangile

Quelle que soit la force et la puissance du Christ, de ses miracles, de sa parole, il a, lors de sa vie terrestre, dû apprendre à marcher, à lire, à travailler. Dans son humanité il a connu la faim et la fatigue. Etre à 100 % de ses capacités, dans cette vie terrestre, cela ne peut être que temporaire, que l’on soit Fils de Dieu ou simple mortel.

Lors de l’épisode célèbre de la multiplication des pains conté par les Evangiles, nous voyons Jésus s’employer à faire beaucoup de choses : enseigner la parole de Dieu, guérir les malades, nourrir une foule de plusieurs milliers de personnes qui, le soir venu, veut s’emparer de lui pour le faire roi. Mais il refuse, renvoie tout le monde, y compris ses apôtres, et passe la nuit en prières avant de rejoindre ses disciples en marchant sur la mer vers la fin de la nuit. Ce repos dans la prière lui est indispensable, de nature vitale, avant de reprendre la route, pour continuer sa mission.

« Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » (Mathieu 8,18) Dans sa vie publique, lorsqu’il se fait connaître et agit comme Fils de Dieu, Jésus n’a pas beaucoup de répit. Ce n’est pas facile. Soutenu et aimé par certains, il est haï par d’autres qui souhaitent sa mort. Il en est ainsi de tout personnage public. Il y a les pour, et les contre ; encensé un jour, souvent calomnié le lendemain par la mesquinerie et l’étroitesse d’esprit. Pouvait-il en être autrement pour Jésus ? Dans ce monde, non. On peut le déplorer, mais la nature humaine fonctionne ainsi, hormis quelques personnes, rares, qui soit possèdent une bonne nature, soit ont compris que charger les autres ne sert à rien.

Un certain repos est nécessaire au Sauveur pour mener à bien sa mission. Il ne le trouve pas chez lui, dans son village d’origine : « nul n’est prophète en son pays. » (Luc 4,24) Et dans sa maison, mis à part sa mère, ses frères et sœurs ne croient pas en lui, comme l’atteste l’Evangile de Jean. C’est chez Lazare, Marthe et Marie-Madeleine, avec qui Jésus est lié, pour des raisons sans doute très personnelles, qu’il va parfois se reposer et prendre ses repas ; mais aussi en compagnie des publicains et des pécheurs, dont il partage la compagnie. Il fait aussi halte chez ses apôtres, comme lorsqu’il guérit la belle-mère de Simon-Pierre, et sans doute aussi parmi d’autres disciples.

Le repos du Seigneur est différent du nôtre en ce sens où le Fils de Dieu est, dans sa nature humaine, un être de prière. Cela explique ces nuits si particulières où il s’isole, avant d’accomplir des choses importantes : « En ce temps-là, Jésus se rendit sur la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu. Quand le jour parut, il appela ses disciples, et il en choisit douze, auxquels il donna le nom d’apôtres. » (Luc 6,12-13) Le choix des apôtres, par exemple, est précédé de cette nuit passée en prière. Que savons-nous de cette prière intime, personnelle du Christ ? Les Evangiles sont silencieux, à ce sujet. C’est assez normal, cela fait partie du jardin secret du Sauveur.

Les Textes ne disent pas Tout

De la même façon nous ne savons pas comment s’est construite la personnalité du Sauveur avec la découverte de cette filiation divine qui l’a conduit à grandir avec deux natures : humaine et divine. Les Evangiles le taisent, ils se bornent à raconter ce dont les apôtres ont été témoins, et ce que Jésus a pu leur confier, ou pas. Il est probable que lors de l’épisode de la grande tentation des quarante jours au désert, après son baptême par Jean le Baptiste, là où Jésus est conduit par l’Esprit pour y être tenté par le diable, il se passe beaucoup plus de choses que ce qui nous est conté par Mathieu. L’Apôtre est d’ailleurs le seul évangéliste à rapporter cet épisode, avec l’épreuve des trois grandes tentations. Son texte repose sur ce que Jésus a pu lui confier d’intelligible, pour nous. Le reste demeure certainement très personnel.

On ne dira jamais assez que les Evangiles ne disent pas tout. Ils sont un essentiel, un résumé succinct, pour que nous puissions croire. Ecrits longtemps après les événements de Pâques, de l’Ascension et de la Pentecôte, entre 40 et 90 ans selon l’exégèse actuelle, ils sont un regard déjà distant de plusieurs dizaines d’années sur un temps extraordinaire. Lorsque la génération des premiers témoins du Christ a commencé à disparaître, il a fallu penser à transmettre un essentiel aux générations futures. A l’instar de Paul, les premiers chrétiens croyaient dur comme fer que Jésus reviendrait de leur vivant, d’où cette absence immédiate d’écriture d’Evangile. Pourquoi écrire, puisqu’il serait de retour bientôt. Mais cette interprétation, cette compréhension du mystère du retour du Christ était erronée, pour cette génération.

L’apôtre Jean, auteur du dernier Evangile qui porte son nom, et écrit probablement vers la fin du premier siècle, soit presque 60 ans après Jésus, a profondément conscience que son texte ne dit pas tout. « Jésus a fait encore beaucoup d’autres choses; si on les écrivait en détail, je ne pense pas que le monde même pût contenir les livres qu’on écrirait. » (Jean 21,25) Cette phrase qui termine son Evangile est fort émouvante. Elle témoigne de la limite des textes. Le reste est à découvrir, à travers la Foi.

Le Repos dans l’Esprit

Pour accomplir des miracles aussi extraordinaires que ceux contés par les Evangiles, il fallait une solidité intérieure sans faille à Jésus. La pression de la foule, le regard haineux de ses adversaires, la vénération des malades guéris, l’enthousiasme de ses amis, le Sauveur devait gérer tout cela, plus le reste, ce qui nous est inconnu. Dans cet inconnu il y a la vie mystique, le sens de sa mission, la Parole à transmettre, des actes à accomplir, bref, de grandes et lourdes responsabilités.

Je reviens un instant sur la nuit qui suit l’épisode de la multiplication des pains. Après la fatigue de l’écrasante journée, le Sauveur a renvoyé tout le monde. Il demeure seul, et passe la nuit en prières. Quelle forme de contact, de connexion régénératrice avec le monde spirituel peut-il établir dans ces moments ? Lui seul possède la réponse. L’épisode de la transfiguration sur le mont Thabor nous renseigne sur l’aspect « fantastique », qui émane parfois de sa personne : « son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. » (Mathieu 17,2) Toujours est-il qu’après cette halte indispensable, Jésus semble un instant s’affranchir des lois qui régissent notre univers. Il vient à la rencontre de ses apôtres, en marchant sur les eaux de la mer.

Au-delà des Limites

Le monde dans lequel nous vivons et évoluons est régi par des lois. La physique newtonienne en décrit un certain nombre. Tout le monde se souvient de l’histoire de la pomme de Newton. Le savant anglais reçoit sur la tête une pomme, il en déduit la loi sur la Gravitation Universelle. Pourtant, si l’on en croit les Evangiles ou les vies de saints, certaines personnes, à travers la lévitation par exemple, peuvent s’affranchir de ces lois. C’est Jésus qui marche sur les eaux de la mer, le curé d’Ars qui lévite en célébrant sa messe, Sainte Thérèse d’Avila qui s’élève du sol en prière sous les yeux ébahis d’autres religieuses. En l’état actuel des connaissances, il n’y a pas d’explication à ces phénomènes.

Remarquons toutefois que les dernières avancées de la physique moderne, notamment celles de la physique dite quantique, apparue au XXème siècle avec Max Planck, vont au-delà du modèle jusque là bien établi de Newton. Dans la physique quantique, un chat peut être à la fois mort et vivant (paradoxe du chat dit de Schrödinger), car existant dans des bifurcations différentes de l’univers, aussi réelles l’une que l’autre ! Avouons que cela heurte le sens commun. Mais pour le croyant, le paradoxe du Christ mort et ressuscité heurte aussi la logique rationnelle ! Et que dire de la messe ? Elle est à la fois : 1) La projection terrestre du repas de noce entre le Christ et l'Eglise (qui se déroule éternellement hors de l'espace et du temps). 2) Le sacrifice du Christ s'offrant à son Père sur l'Autel sous les apparences du pain et du vin (rendu présent sur l’autel). 3) Le repas fraternel ou chacun met en commun sa Prière.

Dans la physique quantique, il est aussi question de mondes multiples (interprétation d’Everett). Le croyant peut faire le lien avec les « cieux invisibles » de la théologie, le « troisième ciel » de l’Apôtre Paul, le séjour des anges et de nos chers disparus, les « cieux des cieux » évoqués dans la préface de la messe du rite gallican de Gazinet.

Un article paru fin 2012 sur le Daily Mail titrait : « Et si la physique quantique expliquait les expériences de mort imminente ? » Et en introduction : « Des scientifiques estiment que les expériences de mort imminente surviennent lorsque l’âme, formée par des substances quantiques, s’échappe du système nerveux pour entrer dans l’univers. » Laissons à l’auteur de cette phrase la responsabilité de ses propos. D’ailleurs qu’est-ce que l ’âme, qu’est-ce qu’une substance quantique ? Dans l’antiquité grecque l’âme est une notion philosophique. Dans l’univers chrétien on parle d’âme pour désigner la force vitale qui anime le corps, et d’esprit pour indiquer la conscience, la part de nous-même qui subsiste après la mort.

A propos des expériences de mort imminente, le journal Le Gallican d’avril 2008 avait consacré une étude à ces phénomènes vécus par des personnes arrivant aux frontières de la vie. Brusquement, elles découvrent une autre réalité, qui englobe (à la façon des poupées russes qui se contiennent l’une dans l’autre), les quatre dimensions dans lesquelles nous existons, et révèle, d’autres mondes, au-delà de nos cinq sens.

Les limites de la science et de notre connaissance sont provisoires, par définition. Il est dans la nature humaine de repousser toujours plus loin ces limites. Et l’univers, ce qui reste à découvrir, est certainement plus grand que toute notre connaissance. Au fond, ce que nous savons de Dieu et de la vie est quelque part : anecdotique.

A l’échelle d’une vie d’homme, le raccourci vers Dieu et le dépassement de soi ne peut s’accomplir véritablement que dans l’amour, car ce sentiment est plus grand que nous. Il est la puissance qui nous permet d’aller au-delà de nos limites.

Mgr Thierry Teyssot


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