Plus javance dans la vie et plus il me semble que lêtre humain a besoin de croire, pour exister, pour avancer, pour créer. En même temps le doute est nécessaire car il permet de se remettre en question, dévoluer. On ne voit pas la vie et les autres de la même façon à dix, vingt, trente ans, quarante ans ou cinquante ans et plus. La maturité, les expériences, le raisonnement, le coeur, la sensibilité, tout concourt à modifier notre regard.
Il me semble que le fait de croire éclaire et nous relie aux autres et à la vie. Le doute est utile pour rebondir et se reconstruire, mais senfermer dans le doute cest plonger dans les ténèbres, le découragement, voire même la dépression.
Le Livre des livres fourmille dexemples ou les "héros de la foi" sont en proie au doute. Cest Moïse qui se sent incapable de trouver les mots pour parler à ses frères au nom du Très-Haut (Exode 4,10-11), cest Jésus lui-même qui, au jardin des oliviers, lespace dun instant, ne se sent pas assez fort pour affronter sa Passion (Luc 22,42-44).
Un des doutes les plus célèbres des Evangiles fait chanceler limmense personnalité du Précurseur. Depuis la cellule de la prison où il se trouve enfermé pour avoir fait de lombre aux puissants de lépoque, Jean le Baptiste est en en proie au doute. Il se demande sil ne sest pas trompé sur Jésus, sil sagit bien du Fils de Dieu. A travers les quelques disciples qui lui restent et viennent le visiter dans son cachot il fait parvenir une question en forme de message à Jésus : "Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ?" (Mathieu 11,3) Une pensée qui résonne en forme de torture dans son esprit... Une vie entière consacrée à préparer le chemin du Messie, des convictions, des certitudes jusque là bien établies : "Voici lagneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde" (Jean 1,29); "cest pour quil soit manifesté à Israël que je suis venu baptiser dans leau" (Jean 1,31); un phénomène mystique éclatant en forme de théophanie lorsquil a baptisé le charpentier de Nazareth : "jai vu lEsprit descendre du ciel comme une colombe et demeurer sur lui" (Jean 1,32); "jai vu, et jai rendu témoignage quil est le Fils de Dieu" (Jean 1,34).
Et pourtant, malgré les signes et la conviction de toute une vie, brusquement le doute... tenace, mordant, agressif, collé à lâme, distillant lentement mais sûrement le venin fielleux du découragement. Certes il ne peut exister de vie chrétienne sans calvaire, jardin des oliviers et autre Golgotha. Jean dans son cachot rejoint la détresse de tous les prisonniers du monde, privés de lumière et de liberté. Disparus, lesprit et la puissance dElie ? Loeuvre accomplie devait-elle aboutir à cette sorte dimpasse ? "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mas-tu abandonné ?" (Mathieu 27,46)
Gageons que Jean le Précurseur a retrouvé la lumière avant de subir le martyre dans sa cellule. Une réponse fut donnée par Jésus aux envoyés du prisonnier venus linterroger. Mais passer des ténèbres à la lumière est-ce si facile ? Sans la grâce on supporte la pesanteur de limpossible... "Si tu retires ton souffle, ils expirent et retournent à la poussière. Tu envoies ton souffle, tu les crées et tu renouvelles la face de la terre." (Psaume 104, 29-30).
Le doute biblique le plus célèbre demeure celui de lapôtre Thomas, refusant de croire en la résurrection du Christ avant davoir vu les marques de la crucifixion. Laissons parler les Evangiles pour nous remémorer cet épisode :
- "Thomas, appelé Didyme, lun des douze, nétait pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. Huit jours après, les disciples de Jésus étaient de nouveau dans la maison, et Thomas se trouvait avec eux. Jésus vint, les portes étant fermées, se présenta au milieu deux, et dit : La paix soit avec vous ! Puis il dit à Thomas : Avance ici ton doigt, et regarde mes mains ; avance aussi ta main, et mets-la dans mon côté ; et ne sois pas incrédule, mais crois. Thomas lui répondit : Mon Seigneur et mon Dieu ! Jésus lui dit : Parce que tu mas vu, tu as cru. Heureux ceux qui nont pas vu, et qui ont cru !" (Jean 20, 24-29).
Est-il possible de croire sans voir, sans "toucher", à linverse de lapôtre Thomas ? A cela nous pouvons répondre que cest le propre de la foi. Si Dieu était visible comme le nez au milieu de la figure il ny aurait plus besoin de croire, ce serait une évidence.
Pourquoi avons-nous besoin de croire ? Parce que cest un sentiment qui - heureusement - dépasse les religions et nous relie à la vie. Il fait partie de luniversel. Vivre cest croire, pour avancer, pour aimer, se battre, dépasser ses limites, pour construire, imaginer, chercher la lumière.
On pourrait présenter la foi comme un sentiment de confiance, celui qui nous pousse à aller de lavant. Selon lapôtre Paul la foi sépanouit ensuite dans lespérance et lamour. En effet, de la confiance vient lespérance, elle procède de la foi.
Il est nécessaire que la foi saccomplisse dans lespérance et lamour pour ne pas se dessécher. Sans cet accomplissement il y a risque de fanatisme, sectarisme, intolérance. Dans lespérance il y a lesprit douverture aux autres et à la vie, une forme denthousiasme rafraîchissante et lumineuse.
Lapôtre Paul, dans son épître aux Corinthiens nous explique que sans lamour la foi ne vaut pas grand chose :
- "Même si je parle toutes les langues des hommes et des
anges...si je nai pas lamour, je ne suis plus quun cuivre qui
résonne ou une cymbale qui retentit...
Même si jai le don
de prophétie et si je connais tous les mystères et toutes les
sciences... même si jai la plénitude de la foi, une foi à
transporter les montagnes... si je nai pas lamour, je ne suis
rien...
Même si je distribue tous mes biens en aumône et si je
livre mon corps aux flammes...si je nai pas lamour, celà ne
me sert à rien...
Lamour sait prendre patience... lamour
est serviable... il nest pas envieux... il ne se gonfle pas... ne
fanfaronne pas... ne fait rien de malhonnête... ne cherche pas son intérêt...
ne sirrite pas... ne tient pas compte du mal... il ne se réjouit
pas de linjustice, mais met sa joie dans la Vérité.
Il
excuse tout, croit tout, espère tout... supporte tout !
Lamour
ne passe jamais.
Les prophéties ? elles disparaîtront.
Les
langues ? elles se tairont.
La science ? elle disparaîtra.
Partielle
est notre science, partielle aussi notre prophétie...
Mais quand
viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra.
Lorsque jétais
enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant; une
fois devenu homme, jai fait disparaitre ce qui était lenfant...
A
présent nous voyons comme dans un miroir, en énigme...mais bientôt
ce sera face à face!
Actuellement je connais de manière
partielle... mais bientôt je connaîtrai comme je suis connu...
Actuellement
demeurent foi, espérance, amour...et le plus important cest lamour
!" (1 Corinthiens 13)
Ce magnifique texte de Paul est porté par un souffle profondément chrétien, au sens le plus noble du terme, celui des disciples de Jésus qui a déclaré : "on reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous avez de lamour les uns pour les autres." (Jean 13,35)
Il est sans doute légitime de penser que la foi, lespérance et lamour sont les trois facettes dun seul et même sentiment, car selon Paul la foi engendre lespérance qui elle-même engendre lamour.
Jai souvent limpression que la foi est encore une sorte de sixième sens qui nous permet de percevoir des réalités habituellement insoupçonnables.
Le centurion romain des Evangiles qui vient demander à Jésus la guérison de son serviteur a conscience de la personnalité gigantesque du charpentier de Nazareth sur le plan spirituel : "je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit, mais dis seulement une parole et mon serviteur sera guéri" (Mathieu 8,8). Comment perçoit-il ce mystère ? Comment voit-t-il Jésus lui, lofficier dune armée doccupation victorieuse en pays conquis ? Le centurion commande à ses soldats et à son serviteur, Jésus doit commander aux anges dans le ciel. Fort de cette certitude, sensible à la souffrance et à la détresse de son serviteur, il vient demander sa guérison.
Il y a beaucoup de coeur et de générosité chez cet officier. Jésus déclare ensuite : "je nai jamais vu une si grande foi dans tout Israël" (Mathieu 8,10). Quelle leçon, quel camouflet pour les apôtres et les autres disciples du Christ ! Il est donc bien vrai que "lesprit souffle où il veut" (Jean 3,8), même chez le "païen adorateur des idoles" quétait le centurion... La foi serait-elle un don ?
Peut-on en déduire quavoir la foi cest aussi rejeter les préjugés, les apparences trompeuses, les idées toutes faites ? La confiance en Dieu et dans les forces de la vie dilate le coeur. Alors le centurion na pas peur de shumilier avec respect devant Jésus. Il aurait pu exiger la guérison, menacer, cest le contraire qui se passe. Et Jésus na pas peur de passer pour un "collaborateur" aux yeux de ses compatriotes. Celui qui aime et qui croit ose tout, il est libre.
Elle est inhérente à notre nature humaine, dabord parce que notre raison a souvent du mal à comprendre. Le sens de la vie, lexistence de Dieu, tout cela ne se découvre pas facilement. Et puis il y a la peur, cest lennemi de la confiance, elle paralyse, elle empêche davancer. Enfin il y a le mal ! Lorsque le malheur vous tombe dessus ou sur ceux que vous aimez tout sécroule... Les meilleurs raisonnements, les plus grands sentiments ne font plus le poids lorsquon a mal, et parfois très mal.
Nous sommes des êtres de raison, mais nous sommes dabord des êtres affectifs. Voilà pourquoi Jésus nous demande en premier de nous aimer les uns les autres. Nous sommes des êtres fragiles, dotés de sensibilité, ayant conscience du bien et du mal.
Alors on doute parce quil y des choses que lon ne comprend pas et surtout que lon accepte pas. Révolte, colère, injustice, il est facile dêtre terrassé, anéanti.
Admettre lexistence dune source de vie intelligente que la plupart des peuples de la terre appellent Dieu semble évident pour la grande majorité des être humains vivant sur cette terre. On ne peut que sémerveiller devant la vie, la mécanique céleste avec le rythme des saisons et la naissance des étoiles, ou plus proche de nous les neuf mois qui permettent à deux cellules dengendrer un embryon aboutissant à un enfant formé de milliards de nouvelles cellules, avec un cerveau lui même formé de milliards de neurones... La vie est extraordinaire. Le hasard ne peut produire à la fois cette complexité et cette cohérence qui permettent à la vie dexister et de se développer, avec autant de mécanismes ingénieux.
Il a été calculé que le pourcentage de chance pour que la vie apparaisse sur notre belle planète bleue équivalait à lancer les lettres de lalphabet en lair pour les voir former, en retombant, le texte de la déclaration universelle des droits de lhomme... Ou encore quune pluie de météorites construise, à lidentique, le château de Versailles... Le hasard est somme toute très relatif. A propos de relativité, le grand savant Einstein a déclaré : "le hasard, cest lorsque Dieu passe incognito." Une phrase à méditer.
Mais, soulignons-le, tous ces beaux raisonnements ne font pas le poids face au malheur, à la morsure du mal. Par réflexe et parce quil souffre lêtre humain se révolte et se braque, il ne peut plus voir et souvent il ne veut plus voir. Cest ainsi lorsquon a mal. Lorsque le coeur saigne, il regarde différement. Ou alors il faut la foi et lamour qui soulèvent les montagnes, mais le personnage de Jean Valjean ne se rencontre pas tous les jours, sauf dans le roman de Victor Hugo.
Jésus a déclaré quil était impossible dêtre son disciple sans porter sa croix. Cette phrase a été interprétée de bien des façons et a donné lieu à beaucoup derreurs. Non, je ne crois pas que le Fils de Dieu nous ait demandé de souffrir pour être chrétiens. Je crois quil désire que nous cherchions et trouvions le bonheur. Mais parfois, même en mettant toutes ses forces pour être heureux, et rendre heureux, le malheur nous rattrape (maladie, catastrophe, imprévu). Dans ce cas il faut faire face et assumer, autant que faire se peut.
Je crois que le Christ est avec nous dans les moments heureux, parce quil nous a demandé dabord daimer. Je crois aussi quil est avec nous dans les moments terribles, parce quil a porté sa croix pour partager notre condition humaine. Sa mort et sa résurrection en sont lultime signe, et cette même résurrection débouche sur une espérance nouvelle et extraordinaire pour lhumanité.
Etre adulte et responsable cest "porter sa croix" lorsquon ne peut pas faire autrement... dans lespoir de jours meilleurs, et en cherchant toutes les solutions pour sen sortir avec sa famille. Je me souviens de ce trait dhumour dune paroissienne reçue en confession il y a plus dune dizaine dannées : "vous savez, mon Père, le Seigneur a dit quil faut porter sa croix; mais pour certains elle est en plastique et pour dautres en béton armé !" Je nai jamais oublié cette réflexion pertinente et intelligente.
Cest le grand défi de lêtre humain. Tant de misères, tant dépreuves pour certains, comment rester debout au milieu de la tempête ? Comment ne pas abandonner la foi en un Dieu bon et miséricordieux ? Dans la tourmente certains perdent la foi mais dautres la trouvent. Dans le grand tremblement de terre dHaïti on a vu des rescapés sortis des décombres qui chantaient et priaient avec ferveur, les yeux remplis de lumière. On sinterroge. Comment font-ils ? Mystère de la foi, jeunesse du coeur, volonté inébranlable de vivre ? En tout cas ce sont des témoignages qui forcent le respect.
Comment ne pas sombrer lorsque tout vous accable ? Rencontre avec le souffle divin qui vivifie et redresse, rencontre de lautre ? "Il nest pas bon que lêtre humain soit seul" dit la Genèse (2,18). Dune manière générale il est impossible de sen sortir tout seul. Nous avons besoin des autres, mais les autres ont besoin de nous.
Le chrétien pratiquant sappuie sur la prière et les sacrements, pour vivre lexpérience de la rencontre du Christ à travers cette spiritualité bi-millénaire. En recevant lhostie imprégnée du vin consacré par le prêtre il cherche le Dieu Sauveur, pour que soient ravivées en son âme les trois vertus théologales : foi, espérance et amour. Sans lirrigation de ces courants spirituels vitaux à travers lexistence, le risque de plonger dans les ténèbres demeure.
Et puis il y a le contact avec la communauté chrétienne, lamour fraternel symbolisé par le baiser de paix échangé lors de la messe. Dans une paroisse vivante les personnes se connaissent, échangent, partagent, amicalement. LEglise, cest dabord lassemblée ! Cest fondamental et cela demeure un réconfort pour beaucoup de personnes seules ou isolées. Dans la liturgie gallicane de Gazinet, après la communion, le prêtre prononce rituellement cette phrase tirée de la Didachée : "Lassemblée de ceux qui croyaient ne faisaient quun coeur et quune âme, ils persévéraient tous dans la doctrine des apôtres, dans la fraction du pain et dans la prière".
Le découragement cest un poison, une gangrène, la rouille qui dévore le fer, les poux qui viennent à bout du lion. Dans la symbolique chrétienne le Christ est parfois représenté sous les traits du lion : "le lion de la tribu de Juda" (Apocalypse 5,5) et (Genèse 49,9-10). Il importe que ce "lion" puisse venir à bout des nombreuses difficultés que nous traversons :
- "Béni (loué, célébré, bienheureux) ce lion que mange l'homme de façon que ce lion se fasse homme", enseigne le logia numéro sept de lEvangile de Saint Thomas. Le Christ-Jésus s'est fait Homme affirme le Credo, et nous ployons le genou en le déclarant le Béni par excellence. Mais le Christ-Jésus, "lion de la tribu de Juda" continue sans fin de se faire homme en se donnant en nourriture dans la Communion sous les deux espèces du pain et du vin (Jean 6,54-55).
Monseigneur Thierry Teyssot