Pourtant il s'agit là d'un rituel à la fois inspiré par des mystiques et réglementé par des experts dans le symbolisme sacré. Qui fait ce cheminement de l'esprit en s'appliquant en retire une progression indéniable et fait s'épanouir en lui une floraison de dons.
Permettez-moi de faire un peu l'historien et de me reporter à l'époque et au lieu où naquit cette pratique. D'abord il est bon de rappeler que ce furent des frères de Saint François qui mirent au point les stations. En 1312 on avait en effet confié aux Franciscains la garde de la Via Dolorosa (la voie de la douloureuse suivie par le Christ). Les membres de cet ordre qui reçurent cette mission axèrent donc leur méditation sur les évènements contés par les Evangiles, mais en les replaçant aussi exactement que possible dans le contexte des lieux qu'ils surveillaient. Le fondateur de l'Ordre, Saint François, avait basé son enseignement sur la nécessité de faire sortir la religion de l'abstrait en mettant devant les yeux du peuple chrétien des représentations visibles des mystères et des faits.
Par exemple c'est le Poverello d'Assise qui édifia la première crèche, en fixa les personnages : Joseph, Marie, l'Enfant, l'Ane, le Boeuf, l'Etoile etc... Oeuvre d'inspiré et d'initié la Crèche et ses santons sont riches d'un très profond symbolisme.
C'est le même esprit qui poussa les Franciscains de Palestine à mettre en tableaux les principaux évènements du jugement et de l'exécution du Christ...
Ils le firent en hauts connaisseurs de l'essentiel de ce qui pouvait pénétrer en l'individu et s'y ancrer. Ils firent des stations des supports de charismes, afin que liés à la prière ils deviennent un sacramental riche en indulgences (dans le sens primitif de ce mot, pas encore détourné à des fins commerciales).
Afin de bien me faire comprendre, je vous propose dans les lignes suivantes d'examiner avec moi les quatorze stations :
Le premier tableau montre l'instant où Pilate prononce son jugement. Les Franciscains ont voulu bien souligner l'aspect dérisoire de ce juge humain qui usurpe le droit de faire mettre à mort et qui, en condamnant un homme va condamner Dieu, lui-même. A travers cette station le chrétien apprend la vanité des jugements humains : "Si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois"... (Genèse 4,15) Caïn est un meurtrier, alors combien plus celui qui comme Jésus est innocent...Quand le chrétien aura compris que la loi du Talion est dépassée, "que votre justice soit plus abondante (généreuse) que celle des Pharisiens" (Mathieu 5,20), il jaillira de lui une force gigantesque.
Sur l'épaule de Jésus on charge l'instrument de son supplice : La Croix. Ce symbole est la clef même de l'initiation chrétienne. En effet la Croix marque le croisement de deux routes, c'est à dire la rencontre de l'autre, celui que Dieu voulait que nous rencontrions. Cette notion de carrefour remonte au livre de la Genèse : "Il n'est pas bon que l'homme soit seul", dit la Bible (Genèse 2,18); à cause de cela l'Etre humain est dominé dès ses origines par cette image où le chemin de l'un vient croiser celui de l'autre.
Puisque nous parlons de la Genèse, rappelons que dès les premières pages, elle s'empresse de nous indiquer que le Jardin d'Eden était coupé par quatre fleuves qui le marquaient d'une croix d'eau vive. Plus tard Jacob, dans sa célèbre vision verra l'Humanité venir des quatre points cardinaux: encore une immense croix dessinée. Il faudrait un livre pour expliquer le symbolisme de la croix. Celui qui comprend ce symbole saisit le sens même de la vie et acquiert les clefs de son destin. Elle est symbole de Foi, confiance et responsabilité dans l'épreuve.
Ces premières étapes pleinement accomplies : celle du Pardon du Christ qui dit "Père pardonne leur, ils ne savent pas ce qu'ils font" et celle de la Foi symbolisée par la Croix marquent un échelon essentiel pour celui qui s'attache à la doctrine de l'Imitation de Jésus-Christ.
Tomber : Cela peut paraître aux yeux du profane quelque chose de choquant, quelque manifestation de faiblesse. Certaines cultures croient que la rencontre avec le sol permet de récupérer des forces qu'elles nomment : telluriques. Les prostrations faites au cours des ordinations majeures dans diverses Eglises chrétiennes marquent une mort apparente. On devient un temps un rephaïm, mot araméen et hébreu qui veut dire à la fois mort et couché, puis on se relève ayant monté un échelon de plus.
A la suite du Christ le chrétien apprend à tomber, pour se relever ensuite, dans la vertu d'Espérance. L'erreur est humaine dit le proverbe, c'est la persévérance dans l'erreur qui devient diabolique. Il faut savoir se relever en ayant compris les leçons des expériences douloureuses du domaine du passé.
Jésus, face à Marie, cela aussi a un sens initiatique immense. A l'instant de subir l'épreuve suprême le chrétien se retourne vers sa Mère, c'est à la fois sur le plan mystique le personnage de la Vierge, mais c'est sur le plan du symbole l'Eglise, notre Mère, dispensatrice du réconfort et des sacrements. Nous en avons besoin: "Maintenant et à l'heure de notre mort".
C'est l'aide qui suit la rencontre de la station précédente, elle montre que le chrétien ne gravira pas seul son chemin difficile et qu'il doit avoir l'humilité d'accepter l'aide d'autres personnes... Charismatiquement, la méditation de cette station du chemin de croix suscite l'aide de personnes extérieures.
Vera Iconica : La véritable icône, la véritable image du Christ. Sur le plan symbolique c'est l'acte de compassion de Véronique qui va lui valoir cette récompense. Tout acte de bonté reste imprimé dans les annales du temps, sur les registres du Ciel, dans ce que les textes bibliques nomment : le Livre de Vie.
Il est à noter que l'histoire de Sainte Véronique se situe dans la tradition hagiographique de l'Eglise Gallicane. Après l'Ascension du Christ-Jésus, Véronique et son mari Amadour partent pour évangéliser les Gaules, après de nombreuses péripéties, ils vont finir leurs jours dans deux hauts-lieux qui seront des centres de pèlerinages médiévaux qui perdurent encore de nos jours.
Amadour mourut à Roc-Amadour et Véronique à Soulac, non loin de Bordeaux .
Cette station du Chemin de Croix doit éveiller des forces profondes de contact humain, elle va aider à s'exprimer, s'extérioriser, convaincre.
L'Etre Humain est fait à l'image du Dieu Très Haut dont il est l'icône vivante. Il est donc à la fois un et pourtant trinitaire : corps, âme et esprit. Lors de la tentation de Jésus dans le désert, nous voyons que Satan le tente sur les trois plans : corporel avec la faim et la proposition de la rassasier, animique avec la tentation de se jeter du haut du Temple, spirituel avec l'invite de devenir l'un de ses adorateurs... Jésus, certes, ne succombe pas au désert, mais il se charge lors de sa Passion de tous les péchés d'un monde qui, lui, pèche sur les trois plans : d'où la présentation des trois chutes...
Le bien que la méditation de la prime chute aura fait au chrétien sur la plan du corps va ici se répercuter sur le plan de l'âme.
Dans le magnifique équilibre des stations nous pouvons remarquer que la première chute a été suivie de l'arrivée de Marie et que la seconde est suivie de l'arrivée des Saintes Filles de Jérusalem en consolatrices du Seigneur. Cette station met en relief le sacerdoce féminin : l'on peut rattacher la première chute aux Ordres mineurs dans l'Eglise, le seconde au Diaconat masculin et féminin. Il n'y a pas de présence féminine après la troisième chute, les femmes n'ayant pas accès à la prêtrise dans la tradition apostolique, leur rôle est différent. Il émane de la méditation de cette station une grande paix intérieure et une grande sérénité.
Jésus avait dit à Pierre : "Avant que le coq ne chante, tu me renieras trois fois"... L'Etre humain n'est pas infaillible, de multiples erreurs jalonnent sa vie. A chacun des reniements de Pierre va correspondre une chute du Christ.
Présomptueux, Pierre se croyait très fort. La réalité l'a rappelé à l'ordre : "l'esprit est ardent, mais la chair est faible." (Marc 14,38) Vertu d'humilité à méditer également : "Quiconque s'abaisse sera élevé." (Luc 14,11)
Le chrétien qui revit intensément ces étapes va sentir s'imprégner en lui une grande force spirituelle... Cette station peut correspondre à la grande prostration avant la prêtrise.
Les Franciscains qui créèrent ces tableaux savaient que leur maître Saint François s'était au grand scandale des "bien pensants" mis à nu sur la grande place d'Assise afin de bien marquer qu'il "dépouillait le vieil homme", qu'il ne voulait plus garder un atome de vêtement venant de la société matérialiste de son temps. La prédiction franciscaine était basée sur ces exemples chocs qui frappaient de plein fouet les coeurs. Nu, François pris un sac de toile de bure et s'en couvrit, ce fut le premier froc franciscain.
Il est donc naturel que les Françiscains de Jérusalem aient mis cet accent sur le dépouillement de Jésus. Les vêtements arrachés par les soldats de Pilate symbolisent l'abandon de tout ce qui rattache l'homme à l'espace et au temps pour une accession à un niveau supérieur que Jésus appelle : le Royaume. Nous devons revêtir l'essentiel. Rejeter les préjugés, la haine, l'hypocrisie, l'égoïsme; accepter la doctrine du Christ.
Bien entendu le symbolisme n'enlève rien à la réalité, les Evangiles ne sont pas une histoire inventée pour faire passer des idées, mais du fait même qu'ils puisent leur source dans une épopée tracée de toute éternité par Dieu lui-même, ils ne peuvent manquer d'être riches en leçons pour la vie de n'importe lequel d'entre nous.
Les bras du Christ sont étendus sur la croix couchée sur le sol. Avant d'être élevé le corps du crucifié s'étend en direction des quatre horizons : à nouveau le grand carrefour d'unité; voir la vision du patriarche Jacob dans (Genèse 28,14).
Jusqu'à François d'Assise l'on représentait Jésus crucifié avec des clous. Par révélation François a vu qu'un seul clou avait percé les deux pieds. C'est un symbole trinitaire sur lequel les Franciscains ont tenu que l'on médite en profondeur.
La méditation de cette onzième station nous amène à méditer sur les vertus de courage et de force, nécessaires dans les grandes épreuves. Dans le symbolisme, le nombre onze représente la Force.
C'est la station qui nous met en liaison avec le grand mystère de la Mort. "Tout est accompli dit Jésus" (Jn 19,30). Douze dans le symbolisme, c'est le nombre du cycle complet, du zodiaque. Dans la Bible, il y a douze tribus d'Israël, douze apôtres. La Vierge glorifiée est représentée dans le livre de l'Apocalypse avec sur la tête une couronne de douze étoiles.
Pour le chrétien commence la période qui sépare un cycle d'un nouveau cycle. La méditation de cette station va décupler les possibilités de concentration de recueillement.
Dans le Tarot, la treizième lame est celle de la mort et de la transformation. A travers cette mère qui reçoit le corps exangue de son fils, l'Eglise se voit recevant tous les défunts.
Entre ce corps sans vie et la vie qui a quitté le corps, il n'y a plus qu'un lien, invisible pour l'incroyant : la Prière, que symbolise le personnage marial... Marie est en cet instant toute pareille à cette veuve qui aux portes de Naïm conduisait son fils au sépulcre. Aux portes de Naïm le cortège funèbre rencontra le cortège de la Vie et c'est la Victoire des forces vivifiantes sur la Mort... Les Cabbalistes représentent la treizième lame sous la forme d'une tête de mort de laquelle surgit une rose: la Rosa Mystica; titre que l'Eglise réserve à Marie dans ses litanies.
Les Franciscains de Jérusalem n'ignoraient rien de tout cela. Nul ne peut nous faire croire qu'ils ont agi en profanes en tombant perpétuellement juste dans le parfait symbolisme des stations.
Dans le symbolisme le nombre treize représente la transformation : "si le grain de blé tombé en terre ne meurt il ne porte pas de fruit" avait prophétisé Jésus (Jean 12,24). Faut-il encore insister sur les fruits que le chrétien retirera de cette treizième méditation ?
De la grotte de Bèthléem à la grotte du Saint Sépulcre, le vie de Jésus ira du Roc au Roc...
Les Pères de l'Eglise n'ont pas manqué de voir un parallèle entre le corps de Jésus dans le tombeau durant trois jours et celui du prophète Jonas dans le ventre d'un poisson durant trois jours aussi.
Que se passe-t-il pendant ces trois jours durant lesquels le corps de Jésus est inerte dans une anfractuosité de la montagne, taillée dans le roc ?
L'Apôtre Pierre dans sa première épitre nous en donne une idée quand il écrit que Jésus est allé prêcher la Bonne Nouvelle aux morts (1 Pierre 3,19 et 4,6).
Le Credo nous dit encore que Jésus est : "descendu aux enfers". Il ne s'agit, évidemment, pas là du tombeau de son corps qui était plutôt une sorte de niche en hauteur et non au dessous du sol, il s'agit de ce que les Juifs appelaient le Sheol, c'est a dire le lieu où étaient les âmes des morts.
C'est moins à la méditation sur un corps sans vie qu'appelle cette station qu'à la réflexion sur ces trois jours durant lesquels le Christ plonge à la rencontre de ceux qui ont vécu jadis... "Abraham a désiré voir mon jour et il l'a vu" (Jean 8,56).
La pensée dirigée dans un tel sens nous éloigne de notions théologiques où ceux qui sont morts dormiraient dans une espèce d'inconscience... Non ! Les morts, les rephaïms de l'Ancien Testament ont pu voir le jour où Jésus est venu, ils ont pu écouter et ont eu l'occasion d'adhérer ou non à l'Evangile : voilà l'enseignement de l'Eglise. Là même elle puise un renforcement de sa certitude en la Communion des Saints.
La station de la mise au sépulcre est comme un regard prophétique jeté sur l'au-delà, lui-même... Les disciples de Saint François ne laissèrent rien au hasard en préparant l'une des plus formidables méthodes de progression psychique et charismatique que l'on ait jamais présentées aux humains.
Il est à souhaiter que surtout durant la Semaine Sainte où le rayonnement du Christ est plus intense envers celui qui cherche, le Chemin de Croix soit pratiqué par ceux qui veulent franchir une étape de plus sur le plan de la découverte du monde invisible.
Le chemin de croix, c'est d'abord accompagner Jésus dans sa démarche sur la route qui est celle de la Vie Eternelle, c'est ensuite à travers la visualisation de chaque station symbolique, l'ouverture successive de quatorze portiques de la véritable connaissance, la seule qui puisse apporter quelque chose aux hommes et aux femmes de bonne volonté.