Le 7 janvier 2015 en France, la liberté d'écrire, de dessiner, de penser a été frappée par des barbares sanguinaires. Des êtres humains sont morts. L'actualité est devenue horreur. Dans un pays libre, de nombreuses opinions s'expriment : d'accord, pas d'accord ; c'est normal ; ainsi va la vie démocratique avec son débat d'idées. Mais la violence ne résout rien. Elle condamne à la nuit, au néant. Elle fait naître le malheur.

L’Église Gallicane se souvient d'une autre époque. Fils spirituel de ceux qui furent interdits par le gouvernement de Vichy, sous l'Occupation nazie, je me remémore ce qui m'a été confié par mon illustre prédécesseur Mgr Truchemotte :

1) L'évêque gallican de Lyon Constant Chevillon assassiné par la Milice en 1944.

2) L'association cultuelle saint Louis, structure historique de l’Église Gallicane de Gazinet, dissoute en 1944 par les autorités de Vichy, puis rétablie lors du rétablissement de la légalité républicaine à la Libération. Fort heureusement cette structure légale de l’Église mère à Gazinet continue d'exister aujourd'hui. En conformité avec la loi française de 1905 elle légitime devant la République notre culte à Bordeaux, depuis trois générations maintenant. Son siège social actuel est celui de la chapelle Saint Jean-Baptiste au 4 rue de la Réole.

3) Le Père Jean Brouillet, curé de la chapelle Saint Jean-Baptiste à Bordeaux de 1936 à 1960, condamné à mort par la Milice vers la fin de la présence nazie. Sauvé in extremis par l'arrivée des Forces Françaises Libres, il eut comme vicaire pendant dix ans le Père Patrick, futur Mgr Truchemotte, l'évêque qui me forma et me conféra la prêtrise en 1983, en la chapelle Saint Jean-Baptiste alors au 6 quai de Baccalan. Je n'oublie pas. J'ai prêté serment dans les mains de mon évêque devant Dieu et devant les hommes, lors de l’ordination : fidélité et reconnaissance. Le nouveau prêtre s'engage à ne pas renier ni trahir.

L'Evangile nous invite à la paix. La réalité de ce que Jésus appelle le Royaume des cieux, c'est d'abord un état d'esprit. Il est synonyme de tolérance, d'ouverture d'esprit et de fraternité. C'est le contraire de l'intégrisme et du fondamentalisme. Le Christ n'impose rien, il laisse toujours le choix. Cela s'appelle le libre arbitre.

Les dictatures de l'esprit, qu'elles soient religieuses ou politiques ne laissent jamais le choix. Elles obligent par la force, elles réduisent et elles tuent. Elles enferment et elles éliminent.

La crucifixion du Christ, c'est malheureusement tous les jours qu'elle a lieu : guerres, famines, maladies, etc, les raisons ne manquent pas. Début janvier, c'est une forme de liberté de penser qui a été crucifiée dans le sang de victimes innocentes.

La barbarie ne fait pas de détail. Elle refuse la discussion, elle ne confronte pas les idées. Elle cherche seulement à imposer par la violence et la force son point de vue. Elle ne sourit pas, elle ne comprend pas l'humour ; un esprit ténébreux en est dépourvu. La barbarie est une brute épaisse, sans finesse, sans couleur, sans fantaisie ni discernement. Les mots sensibilité, gentillesse, délicatesse et raffinement ne font partie ni de sa nature ni de son vocabulaire. La barbarie est un trou noir de l'esprit. Son horizon s'appelle néant.

Comme beaucoup de citoyens, j'ai participé spontanément à Bordeaux au mouvement de manifestation contre la barbarie, pour la liberté, le 11 janvier dernier. Je garde le souvenir d'une immense marée humaine, signe réconfortant que notre peuple sait se mobiliser lorsque il y a péril d'une part, et d'autre part qu'il n'est pas indifférent. Je garde aussi le souvenir d'une atmosphère de respect et de fraternité. Chacun se sentait concerné et touché par les tragédies des 7 et 9 janvier. C'était d'une certaine façon la défaite de la peur et du pessimisme, un souffle d'espoir vers une société espérée plus tolérante et plus fraternelle. J'ai vu des musulmans mains dans la main avec des juifs, des athées et des croyants communiant à un essentiel : la liberté et l'humanité.

Je crois de plus en plus que la loi de 1905 est une garantie de paix civile pour notre pays. La laïcité est un bien précieux, elle permet à des croyants de différentes religions de vivre ensemble dans le respect d'une tolérance mutuelle. Il y a dans notre pays diversité de cultures, origines, religions, couleurs de peau, mais il y a un tronc commun : l'humanité.

Nous devons chercher ce qui rapproche les personnes, pas ce qui les divise. Souvenons-nous de cette phrase prophétique du célèbre jésuite Teilhard de Chardin : « Toutes les religions se rejoignent au sommet de la pyramide de Dieu ». Il y a du bon partout, dans toutes les cultures. C'est à nous de le découvrir et de l'apprécier. Et si des textes peuvent choquer dans le Coran, l'Ancien Testament ou l'Evangile, il revient toujours aux croyants le soin de les interpréter. C'est ce que nous dit l'Apôtre Paul dans l'épître aux Corinthiens : « la lettre tue, mais l'esprit vivifie. » Où encore Jésus dans l'Evangile : « le sabbat a été fait pour l'homme, et non pas l'homme pour le sabbat. » Cela signifie que les livres et les préceptes ne sont pas le plus important dans une religion ou une spiritualité. Non, c'est l'interprétation que l'on en fait qui est toujours la clef. Certains en lisant ces textes rêvent de mort, d'exclusion et de violence, d'autres font le choix opposé, celui de la vie et de la tolérance. C'est toujours l'être humain qui détient la clef.

La liberté est un souffle d'air frais, elle dynamise nos vies. Elle conjure l'abattement, le désespoir et la résignation. Elle transmet de la fraîcheur et de la joie, elle permet l'émerveillement et le dépassement de soi. La liberté est un idéal vers lequel tout devrait converger. C'est une lumière qui dissipe les ténèbres. Elle rend meilleur, donne de l'espoir, combat l'étroitesse d'esprit, le sectarisme et les intégrismes. Elle s'épanouit dans l'ouverture d'esprit et la tolérance. La liberté est une sorte d'aimant attirant toutes les bonnes volontés.

Le mal n'aime pas la liberté. Il cherche à l'assujettir, à la museler. Il veut soumettre, dominer, faire taire. Tuer quelqu'un pour une opinion, un écrit, un dessin, l'appartenance à une communauté humaine, religieuse ou non, cela s'appelle de la barbarie.

Comme chrétiens nous devons nous souvenir de l'Evangile. Le Christ a lui aussi été crucifié par la barbarie. On lui a reproché ses idées, on l'a accusé d'être blasphémateur et sacrilège, de se faire l'égal de Dieu, de vouloir détruire le temple. Les mêmes qui ont réussi à obtenir sa condamnation à mort se sont réjouis de le voir agoniser sur la croix. Leurs moqueries, leur cynisme et leur rire sardonique se sont répandus en méchanceté jusqu'aux derniers moments du condamné. Et il leur a pardonné ! « Aimez vos ennemis » déclarait Jésus à ses apôtres. Le Fils de Dieu défie le raisonnement humain, ou plutôt c'est sa façon de vaincre le mal par le bien. « L'amour a ses raisons que la raison ne connaît point » écrivait le grand Pascal.

En écrivant ces lignes, je me souviens du grand président sud africain Nelson Mandela. Il incarnait dans sa personne ce pardon qui peut changer la vie en la rendant meilleure. Après avoir passé vingt-sept années en prison, il est sorti de cet univers carcéral sans haine, sans esprit de revanche sur ceux qui l'avaient injustement condamné. Il a su voir et comprendre autre chose. Il a réalisé que la rancune et l'amertume auraient condamné son pays à la guerre civile, dans le feu et le sang. A son contact, la population sud africaine, blanche et noire s'est sentie meilleure. Elle s'est libérée des peurs et des haines en faisant le choix de la fraternité et du vivre ensemble. On l'appelle depuis la « nation arc en ciel ». C'est un beau symbole, signe d'une juxtaposition harmonieuse des différentes composantes de cette société humaine.

En France, après des siècles de querelles religieuses liées aux différentes guerres de religion, notre peuple a lui aussi évolué. Il a compris que tout ce sang versé ne servait à rien, sinon à produire du malheur. La laïcité française issue de la loi de 1905 est une bonne chose. Elle permet aux français de différentes religions et de différentes origines de vivre ensemble, dans le creuset de la fraternité. La grande manifestation du 11 janvier dernier incarnait cette réalité. Spontanément des millions de français sont descendus dans la rue pour montrer qu'ils comprenaient cet héritage, qu'il était le leur. Ils souhaitaient le défendre face à la barbarie des assassins et de la violence.

La liberté, ce n'est jamais quelque chose d'acquis définitivement. Il faut toujours se mobiliser pour la défendre. Mais l’Eglise Gallicane a toujours su le comprendre. Alors jeune prêtre en 1985, je me souviens d'une lettre ouverte rédigée par mon évêque, Mgr Truchemotte, adressée aux députés, sénateurs, responsables de formations politiques et d'organes de presse concernant les campagnes d'ostracisme visant les minorités religieuses et les mouvements philosophiques. Cela venait suite au rapport du député Alain Vivien.

C'est l'esprit de l'Evangile qui apparaissait dans cette épître, révélant la grande valeur chrétienne de l'Eglise Gallicane d'alors et de son Patriarche.

Au hasard des pages nous lisons : - « Notre attachement au principe de la liberté religieuse fait que si quelque étoile jaune s'attachait au veston de quelque minorité cultuelle, nous insisterions pour la porter aussi » - « L'Eglise Gallicane n'est certes pas d'accord avec beaucoup de points de l'enseignement des groupes religieux qui l'entourent... Elle essaie cependant de ne jamais avoir une attitude de rejet primaire envers chacun de ces groupes, chercher ce qui est positif en eux et peut s'ouvrir au dialogue » - « Il est grand temps que l'ostracisme soit condamné par les consciences et par les lois au même titre que le racisme et l'antisémitisme ».

Nous ne devons pas oublier. Jésus lui-même nous a montré qu'il ne faisait pas de différence entre les personnes. Avant de guérir les malades, il ne leur demande pas quelle est leur religion. Ce qu'il voit d'abord, c'est la souffrance de l'être humain. La compassion du Christ déclenche ensuite le miracle. Le Christ comprend la fragilité de l'homme, les faiblesses et les fêlures de l'âme. Il ne juge point, il ne condamne pas. Il suscite l'espoir et le renouveau. Une nouvelle chance est donnée, pour un nouveau départ.

Le monde dans lequel nous vivons est un monde limité. Et nous le sommes aussi. Mais il nous appartient d'en repousser les limites, en particulier celles de la bêtise et de l'étroitesse d'esprit. C'est à ce prix que nous pouvons évoluer. La vie est évolution permanente. Elle est apparue sur terre il y a plusieurs centaines de millions d'années. Elle ne doit pas se laisser envahir par la peur et l'obscurantisme, mais trouver en permanence le chemin vers la lumière et la liberté.

Mgr Thierry Teyssot


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