La mémoire des deux Jean évoquée dans l'article Foi et Transmission (Saint Jean l'Evangéliste et Saint Jean-Baptiste) mérite - nous l'avons vu - notre attention.

L'un est fêté le 27 décembre (Saint Jean d'hiver) et participe aux "racines apostoliques" de l'Eglise des Gaules puisque, un des noms qui domine l'Evangélisation de l'Eglise Gallicane au IIème siècle est celui de Saint Irénée, évêque de Lyon, disciple de Saint Polycarpe, lui-même disciple de Saint Jean l'Apôtre et Evangéliste. De Saint Jean en passant par Saint Polycarpe jusqu'à Saint Irénée on compte donc trois générations. On comprend toute l'importance du témoignage en pareil cas. Aussi l'expression de Saint Irénée "règle de la vérité" (citée dans l'article précédent) - concernant la récitation du Symbole de la Foi dans la célébration du baptême - prend tout son poids.

L'autre est fêté le 24 juin (Saint Jean d'été). C'est l'immense personnalité du Précurseur, venu pour préparer la venue du Christ. Dans l'Eglise Gallicane actuelle c'est aussi le patron de notre paroisse de Bordeaux. Notons aussi que la chapelle Saint Jean-Baptiste de Bordeaux fonctionne sans interruption depuis 1936 et que, du Père Jean Brouillet (ordonné prêtre par Mgr Giraud en 1935) à Mgr Patrick Truchemotte (son vicaire de 1953 à 1963) jusqu'à Mgr Jean Blusseau et Mgr Thierry Teyssot aujourd'hui, cela fait trois générations qui se succèdent. Là aussi l'importance du témoignage compte.

Nous allons maintenant nous intéresser à la personnalité du Précurseur, du Baptiste - ainsi nommé parce qu'il pratiquait un baptême par immersion et a baptisé Jésus (fête le 13 janvier) - et à son influence sur le Saint Curé d'Ars (1786-1859). Dans notre petite étude sur "Le Curé d'Ars et son Mystère" publiée en 1996, nous avions consacré un chapitre intitulé "l'Ombre du Baptiste", pour tenter une première fois d'explorer le sujet.

Une Présence Surprenante

L'on peut ressentir un certain malaise en voyant combien les livres consacrés au Curé d'Ars escamotent ou, en tout cas, ramènent à un second plan l'apparition que fit Saint Jean-Baptiste en l'église d'Ars, durant que l'Abbé Vianney célébrait sa messe.

De telles manifestations ne sont pas si isolées dans les vies de Saints. Il arrive parfois, plus souvent qu'on ne le pense, que durant la célébration du Saint Mystère de la messe quelque chose se déchire dans le mur de l'espace et du temps pour laisser entrevoir quelque habitant d'une autre dimension.

Mais cette venue va marquer profondément la vie du Curé d'Ars. Alors que s'élève sa prière fervente, une forme se précise du côté Evangile, c'est à dire à la gauche de celui qui est en train d'invoquer l'Eternel, face à l'Orient.

Celui qui se montre ainsi est d'une stature que le pinceau d'un Michel-Ange eut aimé fixer: le torse nu, le visage et le corps noircis par le soleil, la peau d'un bouc autour des reins, le Précurseur vient de se rendre auprès de celui qui s'était mis jadis sous sa protection.

Cela remonte à 1806... Le jeune Vianney que ses parents avaient nommé Jean-Marie a voulu ajouter comme prénom de confirmation celui de Baptiste... Au moment de recevoir le sceau de l'Esprit-Saint à travers le sacrement, c'est ce saint qui fut invoqué.

- "L'esprit d'Elie était sur Jean le Baptiste" nous disent les Saintes Ecritures (Luc 1,17). A partir de la confirmation de celui qui fut désormais Jean-Baptiste-Marie, c'est ce même esprit qui ne va cesser de se manifester.

Relisons le livre de l'Abbé Monnin:

- "Un jour" - dit la chronique - "il vit le saint précurseur debout au coin de l'autel, du côté de l'Evangile, lui faisant entendre qu'il voulait être particulièrement honoré dans l'église d'Ars et que par son intercession beaucoup de pécheurs reviendraient à Dieu" (Vie du Curé d'Ars - page 104).

En effet, quelques jours après la bénédiction de l'autel de Saint Jean-Baptiste, il tient à ses fidèles assemblés ces propos étonnants: "Si vous saviez ce qui s'est passé dans cette chapelle, vous n'oseriez pas y mettre les pieds."

L'Esprit d'Elie était sur Jean le Baptiste, nous disent les Saintes Ecritures, quel souffle charismatique est donc passé du mont Carmel au fleuve Jourdain, du Jourdain à Ars ?

Quand nous regardons le visage émacié du très saint prêtre, que notre regard ne se fasse pas trop naïf, ce mystique n'est pas - comme certains auront parfois le tort de le représenter - un être de mentalité infantile dans lequel il se produit par instant des phénomènes qui le dépassent. Il nous faut bien réaliser que nous avons affaire à un personnage très fin, très perspicace, qui a dédaigné l'instruction de ce monde pour en recevoir une autre, totalement tournée vers les sciences célestes.

Ce qu'il faudrait pour bien cerner Saint Jean-Baptiste-Marie Vianney c'est pouvoir reconstituer tout ce que lui a enseigné oralement durant des années son guide et son initiateur l'Abbé Balley. Bien imprudent celui qui réduirait son ascèse à des histoires de pommes de terres bouillies ou de cilices... L'Ascèse, c'est une façon de se découvrir et de se maîtriser pour pousser cet "autre corps" dont parle l'Apôtre Paul vers des dimensions inconnues de la multitude des hommes.

Au bout de l'expérience ascétique, il y a des rencontres telles que celle qui eut lieu entre Jean-Baptiste-Marie, Curé d'Ars et Jean-Baptiste, immergeur de Jésus. La chose est-elle possible ? Le dialogue entre Jésus, Moïse et Elie lors de l'épisode du Thabor est-il possible ? Serions-nous chrétiens si nous ne croyions pas à la "Communion des Saints" (pour reprendre cette expression du Symbole des Apôtres). La chose a-t-elle réellement eut lieu ? Le nier ce serait réduire la personnalité du curé d'Ars à des dimensions où il ne serait plus guère intéressant de vous parler de lui.

Prenons encore le témoignage de l'Abbé Monnin:

- " Que s'était-il donc passé ? Qu'avait vu le Curé d'Ars ? C'est là une de ces demi-révélations comme il lui en échappait par mégarde. Son humilité se hâtait ensuite d'en réparer l'imprudence et d'en atténuer les effets sur l'opinion. Ce que nous savons c'est que la chapelle de Saint Jean-Baptiste lui fut toujours chère et vénérable, c'est là que s'accomplirent les plus grands mystères de miséricorde et de réparation. C'est là que le saint prêtre accueillit les pécheurs, pendant cette longue période que l'on peut appeler la période triomphale du pèlerinage. C'est là que s'écoulèrent dans les obscurs travaux du confessionnal, les dernières et les plus belles années de sa vie. C'est là enfin qu'il a consommé son glorieux martyre."

Adombrement

Que n'a-t-on davantage mis en exergue cet aspect de sa prêtrise ? Il a vu Jean ! Il a reçu de lui une mission et des directives. Dans une certaine mesure nous pourrions dire que dans l'esprit du Curé d'Ars, en 1822, "il vint un homme dont le nom était Jean". Il l'imprégna, il l'adombra - pour reprendre ce terme de vieux français qui signifiait "couvrir d'ombre", une ombre tutélaire, une expression plus guère utilisée que dans la vie des saints pour marquer l'irradiation mystique, la présence d'un être dans un autre pour le soutenir et le guider: "l'Esprit-Saint adombra la Vierge Marie" (Luc 1,25) - il agit à travers lui, faisant couler dans son église d'Ars un Jourdain purificateur.

L'esprit de Jean le Baptiste était sur lui.

Après avoir osé écrire une telle phrase avec toute la prudence qui s'impose et sans prétendre préciser le mode de tutelle du Baptiste, nous pouvons en constater les effets à travers une prodigieuse floraison de miracles dépassant l'humain.

D'ailleurs quoi d'étonnant à ce qu'une âme de cette trempe n'ait pas su prier son saint patron jusqu'à ce qu'il s'établisse entre les deux êtres une unité d'action, l'un devenant le guide de l'autre.

Aussi bien, à près de deux mille ans d'intervalle les deux saints se ressemblent par le dépouillement et la conviction: celui qui se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage (Mathieu 3,4 et Marc 1,6) et celui qui ne mangeait qu'une pomme de terre bouillie et s'en passait les jours de jeûne. Et cette voix incessante appelant les hommes à la conversion, qui serait étonné de la trouver jumelle chez les deux inspirés ?

Ordre de Mission

Tous les historiens du Curé d'Ars signalent que comme son saint patron, il fut dès l'enfance élevé d'une façon particulière sur le plan spirituel. L'on ignore pourquoi sa mère Marie Béluse, épouse Vianney le distingua de ses frères en lui disant que son chagrin serait plus intense s'il commettait le moindre péché que si cela arrivait à l'un d'eux, mais il est probable que le Ciel Lui-même inspira ce "naziréat", à l'image de Samson, du prophète Samuel et de Saint Jean-Baptiste.

Lui même semble avoir voulu parfois expliquer à son entourage ce qui caractérisait d'une manière spéciale sa mission sur cette terre, le pourquoi d'une façon de se conduire si différente non seulement des autres baptisés, mais même de personnes dont la sainteté ne fait aucun doute.

- "Tous les saints ne sont pas saints de la même manière," dit-il, "il y a des saints qui n'auraient pu vivre avec d'autres saints... Tous ne prennent pas le même chemin. Cependant tous arrivent au même endroit."

En énonçant cela, il met l'accent sur une vérité qui a été longuement expliquée par certains Pères de l'Eglise, mais que ses contemporains et encore plus les nôtres ont quelque peu oublié: chaque saint reçoit de l'intelligence divine son propre "ordre de mission", ce que les Pères grecs nomment sa "politikeïa", sa vocation; il reçoit en même temps un "ange gardien" particulier pour mener à bien cette oeuvre pour laquelle il a été, d'une certaine façon, prédestiné.

Origène va même jusqu'à nous expliquer qu'en devenant, par exemple, évêque d'une ville ou supérieur d'un monastère, l'ecclésiastique va "changer d'ange gardien"... C'est en ce sens que nous pouvons entrevoir - avec toute la prudence d'une telle formulation - comment l'ange ou l'esprit d'Elie peut descendre à des époques différentes et animer Jean le Baptiste et puis l'Abbé Vianney et combien d'autres entre ces deux là.

- "Il y a des saints qui n'auraient pu vivre avec d'autres saints" dit le Curé d'Ars. Près de deux mille ans auparavant Jésus précise: "Jean est venu ne mangeant pas et ne buvant pas, et on dit: il a un démon ! Le Fils de l'homme est venu, qui mange et boit, et on dit: Voilà un homme glouton et ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs ! Et la sagesse a été justifiée par ses oeuvres" (Mathieu 11,18-19).

En règle générale, l'être humain est surtout appelé à l'imitation de Jésus-Christ, mais certaines âmes comme celle du Curé d'Ars sont choisies, triées, isolées, mises à part pour pratiquer "l'imitation de Jean le Baptiste."

Le Curé d'Ars fut de ceux là.


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