Si le sens profond de la mission du Christ reste inséparable du drame du Calvaire, il est aussi indissolublement lié à l'éclatante nouvelle de Pâques, à la joie pascale de la victoire des Forces de la vie sur celles de la mort, au fulgurant passage du règne des ténèbres à celui de la lumière.
Avec le Christ, c'est Dieu qui écrit l'histoire, en toute liberté. Jésus seul choisit de se livrer. Hier encore le Sauveur se frayait un chemin pour échapper à ses ennemis, car: "Son heure n'était pas encore venue" (Jean 7,30 et 8,20). Après la résurrection de Lazarre, Jésus décide de se rendre à Jérusalem pour y accomplir son destin. Il ira sceller la Rédemption du genre humain.
Lors de sa montée vers Jérusalem le Sauveur s'arrête dîner à Béthanie, là où il a ressuscité Lazarre. Ce même Lazarre fait d'ailleurs partie des convives. Mais l'attention des évangélistes, à l'inverse du monde moderne en recherche de scoop, ne se porte pas vers ce singulier personnage revenu du séjour des morts. C'est vers Marie-Madeleine, la pécheresse pardonnée et aimante, que l'Evangile se focalise. L'important à retenir est tout entier là, dans le geste d'amour de celle qui "ayant pris une livre d'un parfum de nard pur très précieux, en oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux" (Jean 12,3). Le Sauveur comprend ce geste, qui a presque une valeur prémonitoire: "elle a gardé ce parfum pour le jour de ma sépulture" (Jean 12,7).
La compassion de Marie-Madeleine rejoint celle du Christ. Au pharisien qui naguère, lors d'un précédent repas, se méprenait sur cette femme, Jésus avait répondu: "parce qu'elle a beaucoup aimé, il lui est beaucoup pardonné" (Luc 7,47). Alors le Sauveur ajoute à l'adresse de ses disciples: "Je vous le dis en vérité, partout où cette bonne nouvelle sera prêchée, dans le monde entier, on racontera aussi en mémoire de cette femme ce qu'elle a fait" (Mathieu 26,13).
Parmi la foule, la résurrection de Lazarre a fait grand bruit, elle a provoqué un vaste mouvement d'opinion qui préoccupe les autorités du Temple. On est à quelques jours des fêtes de la Pâque juive et les princes des prêtres s'inquiètent des conséquences d'une émeute possible à Jérusalem: "Que ferons-nous, car cet homme opère beaucoup de miracles. Si nous le laissons faire, tous croiront en lui, et les Romains viendront détruire et notre ville et notre nation" (Jean 11,47-48).
Jésus allait venir à Jérusalem. La nouvelle s'était répandue qu'il avait quitté Ephraïm et se trouvait à Béthanie. Les princes des prêtres et les pharisiens étaient décidés à mettre la main sur lui (Jean 11,57), et résolus à le tuer (Jean 11,53). La seule question qu'ils se posaient était de savoir comment faire, car seul le gouverneur romain avait pouvoir d'appliquer la peine de mort.
Quand le Sauveur paraît, la foule ne s'y trompe pas, elle offre à Jésus une entrée triomphale, royale et messianique à Jérusalem: "Hosanna! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, le roi d'Israël!" (Jean 12,13). Le peuple étend ses manteaux le long de la route, coupe des branches d'arbres et en jonche le chemin. C'est une scène de liesse populaire qui sera plus tard reproduite par la liturgie de l'Eglise lors de la fête du dimanche des Rameaux.
Le peuple de Jérusalem, à travers ses paroles et ses gestes porte témoignage. Et comprenons bien que c'est parce que Jésus ne se conduit pas en messie venant restaurer le royaume d'Israël que la vague d'enthousiasme, un instant soulevée, retombe.
Le désenchantement ne tarde pas. A peine arrivé au Temple le Sauveur y retrouve les banquiers et les marchands qu'il avait chassé jadis une première fois. Il entre dans une de ses colères dont il a le secret et renverse tout sur son passage: "Ma maison sera appelée une maison de prière. Mais vous, vous en faites une caverne de voleurs" (Mathieu 21,12-13).
Ensuite, il ne se passe rien. Jésus recommence à enseigner comme à son habitude. Le soir même il s'en retourne paisiblement avec ses disciples à Béthanie. Le lendemain, lorsqu'il retourne en ville, il n'y a plus aucune agitation. Pour la foule, le roi monté sur l'âne ne restera qu'un souverain de mascarade.
La nouvelle violence contre les marchands du Temple ne fait que renforcer l'hostilité des autorités à l'encontre de Jésus: "Les principaux sacrificateurs et les scribes, l'ayant entendu, cherchèrent les moyens de le faire périr; car ils le craignaient, parce que toute la foule était frappée de sa doctrine" (Marc 11,18).
Tous les courants du judaïsme (hérodiens, pharisiens, saducéens) vont se réconcilier sur son dos, essayant de le prendre en défaut à travers ses paroles et ses enseignements (Voir Mathieu 21,23-27 puis l'ensemble du chapitre 22). Ils n'y arriveront pas.
Le mardi, dans un discours au peuple, Jésus excédé se lance dans une longue diatribe contre les scribes et les pharisiens, discours d'une rare violence et rempli de lourdes accusations, du genre des choses qu'on ne supporte guère de s'entendre dire, même si au plus profond de soi on sait qu'on les a méritées: "hypocrites, guides aveugles, hommes pleins d'iniquité, serpents, race de vipères, etc." (Mathieu 23,1-39).
Cette violence verbale conduit Jésus à annoncer la destruction de Jérusalem: "Voyez-vous tout cela? Je vous le dis en vérité, il ne restera pas ici pierre sur pierre qui ne soit renversée" (Mathieu 24,2). Arrivé au mont des Oliviers il évoque pour ses disciples les fins dernières de l'humanité (Chapitre 24 de l'Evangile selon Mathieu).
A l'image du peuple de Jérusalem et à l'instar des autres apôtres, Judas avait eu un immense espoir le jour des Rameaux. Rêve de puissance et de gloire, perspective de restauration du grand royaume d'Israël, mais rien n'était arrivé. Au contraire, Jésus commettait depuis les pires imprudences dans ses paroles et dans ses actes.
Comme beaucoup d'autres, Judas devait être un déçu, un désenchanté. Trois ans passés aux côtés du Maître pour en arriver là, au sentiment cuisant d'une immense déception, c'était sans doute cher payé pour cet homme, lui que l'Evangile présente également comme voleur et cupide: "Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers pour les donner aux pauvres ? Il disait cela, non qu'il se mît en peine des pauvres, mais parce qu'il était voleur, et que, tenant la bourse, il prenait ce qu'on y mettait" (Jean 12, 5-6).
Alors germe en lui l'idée de livrer Jésus. Il sait que les princes des prêtres cherchent à s'en emparer. Le mercredi, il se décide à le leur livrer. Ils le gratifieront de trente pièces d'argent, le prix commun d'un esclave à l'époque. Ainsi s'accomplira la prophétie du livre de Zacharie: "Je leur dis: Si vous le trouvez bon, donnez-moi mon salaire; sinon, ne le donnez pas. Et ils pesèrent pour mon salaire trente sicles d'argent." (Zacharie 11,12).
Judas haïssait-il Jésus ? Rien n'est moins sur. Lorsqu'il va trouver les princes des prêtres il ne charge pas le Maître, il ne porte pas de faux témoignage contre lui. Il se décide simplement à le leur livrer.
Avec d'autres personnes, comme nous l'avons souligné dans le passage des Rameaux, Judas partage la certitude que le royaume de Dieu est de ce monde. Mettre Jésus au pied du mur, le forcer à réagir pour que vienne enfin le grand royaume d'Israël, voilà son idée ! Comme tous les Apôtres Judas sait la puissance du Seigneur, il se rappelle la tempête apaisée, les lépreux purifiés, les aveugles guéris, les morts ressuscités. Il se dit sans doute que les soldats seront tous terrassés par une force invisible lorsqu'ils voudront mettre la main sur le Maître pour l'arrêter. Mais... Jésus ne se défendra pas.
Le crime de Judas c'est d'avoir voulu tenter Jésus. Satan le tentateur est entré en lui: "Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas; car il est écrit: Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet; Et ils te porteront sur les mains, de peur que ton pied ne heurte contre une pierre. Jésus lui dit: Il est aussi écrit: Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu" (Mathieu 6,7).
Pour les hébreux, la Pâque était la plus belle et la plus solennelle des fêtes. Elle leur rappelait la libération de l'esclavage d'Egypte et l'annonce de la terre promise. Le jeudi soir venu, Jésus se mit à table avec les douze et leur dit: "J'ai désiré vivement manger cette Pâque avec vous, avant de souffrir; car, je vous le dis, je ne la mangerai plus, jusqu'à ce qu'elle soit accomplie dans le royaume de Dieu" (Luc 22,15-16).
C'est alors qu'eut lieu cette scène extraordinaire où, devant les yeux ébahis de ses disciples, Jésus se mit à leur laver les pieds les uns après les autres. Dans la culture de l'époque du Seigneur cet acte était accompli par les esclaves à l'égard des maîtres. Voulant faire comprendre à ses apôtres que les plus grands doivent être au service des plus humbles, ce qui devrait être le fondement de toute société, Jésus passe à l'action et leur offre ce signe: "Vous m'appelez Maître et Seigneur; et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres; car je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait" (Jean 13,13-15).
Plus tard, au cours de la même soirée, Jésus, gagné par l'émotion, annonce à ses disciples que l'un d'eux le trahira: "les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait" (Jean 13,22). A quel point doutaient-ils d'eux ! Pierre se ressaisit et déclare que jamais il ne chutera. Jésus lui prédit le célèbre: "avant que le coq chante, tu me renieras trois fois" (Mathieu 26,34). Judas sort ensuite de la pièce après que le diable soit entré en lui.
Vers la fin du repas Jésus institue le sacrement de l'Eucharistie qui demeure aujourd'hui encore centre et sommet de la vie chrétienne:
"En vérité, en vérité, je vous le dis, Moïse ne vous a pas donné le pain du ciel, mais mon Père vous donne le vrai pain du ciel; car le pain de Dieu, c'est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif. Je suis le pain de vie. C'est ici le pain qui descend du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai, c'est ma chair, que je donnerai pour la vie du monde. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi, et je demeure en lui. Comme le Père qui est vivant m'a envoyé, et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi. C'est ici le pain qui est descendu du ciel. Il n'en est pas comme de vos pères qui ont mangé la manne et qui sont morts: celui qui mange ce pain vivra éternellement" (Jean 6,32-58).
Après le signe de l'Eucharistie, Jésus s'entretient longuement avec ses disciples. Il leur parle ouvertement, sans employer de paraboles. Il s'efforce de les réconforter avec bienveillance, avec tendresse aussi, sachant la multitude des épreuves qui les attendent dans le futur. Il leur recommande surtout de s'aimer les uns les autres: "A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres" (Jean 13,35).
Une fois le repas terminé ils prennent la route de Gethsémani où Jésus avait l'habitude de prier et où, depuis ces derniers jours sans doute, il passait la nuit. En chemin, le Sauveur continue à enseigner ses disciples, puis il prie son père. Une fois passé le torrent du Cédron ils entrent au jardin des oliviers.
Commence alors ce que les Evangiles appellent l'agonie morale du Christ. La nuit devait être avancée, fatigués par tous les évènements et les sentiments de cette longue journée les apôtres tombent de sommeil. Prenant avec lui ses trois plus proches disciples (Pierre, Jacques et Jean), les mêmes qui avaient assisté à sa Transfiguration au sommet du Thabor, Jésus s'éloigne des autres et commence à être saisi de tristesse et d'angoisse: "Mon âme est triste jusqu'à la mort; restez ici, et veillez avec moi" (Mathieu 26,38).
Incapables de résister à la fatigue et au sommeil les disciples dorment. En ce moment crucial où le Sauveur vit à l'avance le drame du Calvaire, sachant par sa divinité tout ce qui va lui advenir, son humanité est au tréfonds de l'abîme. Accablé par la souffrance intérieure et par la solitude du moment il se tourne vers ses apôtres pour y trouver du réconfort. Peine perdue, c'est le silence du sommeil. De cette nuit terrible émane une telle force d'émotion que l'Evangéliste Luc précise: "Étant en agonie, il priait plus instamment, et sa sueur devint comme des gouttes de sang, qui tombaient à terre" (Luc 22,44). Il ne s'agit pas d'une figure de style, mais d'un phénomène extrêmement rare connu sous le nom "d'hématidrose". Lorsqu'un être vivant (homme ou animal d'ailleurs, mais plus souvent les animaux) est soumis à une peur extrême, lorsque la gangue d'angoisse est d'une violence quasi absolue, la matière colorante du sang, l'hémoglobine, passe dans la sueur; d'où l'expression "suer sang et eau". L'hématidrose du Christ dit la puissance dévastatrice de son agonie morale. Ses trois plus proches disciples ne partagent pas la terreur de cette épreuve initiatique, Jésus est désespérément seul, éprouvant ce qu'un être humain abandonné ressent au moment du trépas, subissant toute la force d'amertume de l'angoisse humaine. Le Sauveur l'expérimente, de l'intérieur. De temps en temps il se tourne vers ses disciples pour les réveiller, les enlever à leur torpeur, pour sortir de cet abîme infernal, mais leur faiblesse est désolante: "Veillez et priez, afin de ne pas tomber en tentation; l'esprit est ardent, mais la chair est faible" (Mathieu 26,41).
Vers la fin de la nuit arrive la cohorte des gens armés d'épées et de bâtons envoyés par les princes des prêtres et les anciens du peuple. Judas est à leur tête. "Jésus, sachant tout ce qui devait lui arriver, s'avança, et leur dit: Qui cherchez-vous ? Ils lui répondirent: Jésus de Nazareth. Jésus leur dit: C'est moi. Et Judas, qui le livrait, était avec eux. Lorsque Jésus leur eut dit: C'est moi, ils reculèrent et tombèrent par terre" (Jean 18,4-6).
Ce "moi" de Jésus est la révélation de sa divinité, on ne peut le supporter sans préparation spirituelle. Les forces des ténèbres n'auront de prise sur lui que parce qu'il le voudra bien. Il est à rapprocher de la révélation faite à Moïse dans le buisson ardent: "Dieu dit à Moïse: Je suis celui qui suis. Et il ajouta: C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël: Celui qui s'appelle "je suis" m'a envoyé vers vous" (Exode 3,14).
L'être par opposition au néant. Jésus l'avait déjà dit auparavant: "Avant qu'Abraham fût, je suis" (Jean 8,58). Après l'agonie morale des heures précédentes où l'humanité seule du Christ s'était révélée, brusquement, d'un seul mot, le divin se révèle et tous ceux qui sont là tombent à la renverse.
Sonnée, assommée par la réponse affirmative du Sauveur, la troupe se relève et questionne une seconde fois Jésus. Là il ne se passe rien car: "c'est ici votre heure, et la puissance des ténèbres" (Luc 22,53).
Après le baiser de Judas, Pierre tente un geste désespéré de défense. Il ne réussit qu'à couper l'oreille de Malchus, le serviteur du grand-prêtre. Jésus guérit cet homme. En même temps tombent les dernières espérances des apôtres, c'est la fuite dans la panique générale. Il leur faut se rendre à l'évidence. Jésus n'est pas venu pour restaurer le grand royaume d'Israël: "Mon royaume n'est pas de ce monde" (Jean 18,36).
Alors qu'il faisait encore nuit on conduisit Jésus chez Anne, l'ancien grand-prêtre, le beau-père de Caïphe. Il fallait attendre le lever du jour pour que le prisonnier paraisse devant le Sanhédrin. Seule cette juridiction avait pouvoir de jugement sur les affaires religieuses en ce temps là.
Chez Anne, après un simulacre d'interrogatoire où les faux témoins ne s'entendent pas sur les accusations, on confie Jésus aux gardes du temple et à la valetaille. Disons plutôt qu'on l'abandonne à la cruauté d'une troupe qui, après lui avoir bandé les yeux, l'insulte et lui crache au visage au cours d'un véritable "passage à tabac": "Devine qui t'a frappé ?" (Marc 14,65).
Devant le Sanhédrin on repose à Jésus les mêmes questions que chez Anne, puis on le conduit chez Pilate. Le Procurateur romain demande alors quelles accusations sont portées contre le prisonnier. Devant le flou et l'inconsistance des réponses qui lui sont faites il interroge lui-même Jésus et déclare: "Je ne trouve rien de criminel en cet homme" (Luc 23,4). S'apercevant que le prisonnier est galiléen il le renvoie à Hérode pour s'en débarrasser. Hérode et Pilate ne s'appréciaient guère. Mais l'Evangile ajoute: "Ce jour même, Pilate et Hérode devinrent amis, d'ennemis qu'ils étaient auparavant" (Luc 23,12).
Déçu par Jésus qui ne lui fait aucune réponse Hérode le renvoie de nouveau à Pilate. Cependant, la foule rameutée par les adversaires du Sauveur commence à grossir et crie: "crucifie-le ! crucifie-le !" (Luc 23,21). La hargne de la populace est à la hauteur de son espérance perdue le jour des Rameaux. Pire même ! Manipulée par les princes des prêtres et tous ceux qui ont juré la perte du Christ elle se transforme en haine féroce et implacable...
Pilate, tourmenté par le songe de sa femme: "qu'il n'y ait rien entre toi et ce juste, car j'ai été fort tourmentée en songe cette nuit à cause de lui" (Mathieu 27,19) - également, "qui savait que c'était par envie qu'ils avaient livré Jésus" (Mathieu 27,18), va essayer de le sauver en proposant la grâce d'un prisonnier (selon la coutume de la fête de la Pâque juive à Jérusalem). Il espère un retournement de situation: Barrabas le criminel d'un côté, Jésus le juste de l'autre, mais les clameurs redoublent. Pilate excédé cède à la bêtise humaine, non s'en s'être auparavant lavé les main: "Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde" (Mathieu 27,24).
La libération du criminel Barabbas s'explique par le fait que celui-ci avait essayé de résister au joug romain: "Il y avait en prison un nommé Barabbas avec ses complices, pour un meurtre qu'ils avaient commis dans une sédition" (Marc 15,7).
Jésus, lui, a déçu le jour des Rameaux. La foule ne lui a pas pardonné et le lui fait payer très cher. Où sont les apôtres, les malades guéris, les lépreux purifiés, les possédés exorcisés, les paralytiques qui marchent, les sourds qui entendent, les aveugles qui voient, et la foule des cinq mille personnes de la multiplication des pains ? Qu'est-ce que le reniement de Pierre, voire la trahison de Judas face à ces centaines, voire milliers d'autres trahisons, reniements, abandons, lâchetés ?
Qu'est-ce qu'il faut comprendre encore de tout cela ? Qu'il ne fait pas bon perdre et être vaincu, que les puissants de ce monde savent manipuler la foule pour imposer leur vision de l'ordre, pour garantir leurs privilèges, pour étendre leur pouvoir ? A ce moment Jésus est un misérable, opprimé, outragé, humilié, bientôt exécuté. Voilà la vérité.
"Alors il le leur livra pour être crucifié. Ils prirent donc Jésus, et l'emmenèrent" (Jean 19,16).
L'homme que l'on va charger de l'instrument de son supplice pour la mise à mort est un être écrasé par la fatigue et les tortures. L'extrême faiblesse du Christ relatée par les stations du chemin de croix le vendredi saint n'est pas feinte. Le fait que Jésus soit arrivé vivant au calvaire dénote même une résistance physique peu commune.
Pour le comprendre on évoque bien sur la détresse nocturne au jardin des oliviers, les évènements du matin, mais n'oublions pas le choc terrible de la flagellation romaine au sortir du prétoire. Il était rare d'y survivre ! A Rome, le supplicié tombé au pied du bourreau n'était plus qu'une masse informe et sanguinolente. Les chaînettes de fer terminées par des osselets et des balles de plomb infligeaient des blessures atroces, la peau se déchirait et partait en lambeaux, des morceaux de chair se détachaient... Le Christ y a survécu. Ensuite il a supporté les souffrances du trajet jusqu'au lieu du calvaire, puis les clous dans les mains et les pieds, le lent et pénible étouffement suspendu à la croix, la poitrine cherchant l'air, le coeur se contractant, le visage se crispant...
Les textes ne disent pas tout, mais ce qu'ils disent de la haine, de la bêtise et de la cruauté humaine est peut-être pire encore: "Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même ! S'il est roi d'Israël, qu'il descende de la croix, et nous croirons en lui" (Mathieu 27,42) - "Les passants l'injuriaient, et secouaient la tête, en disant: Toi qui détruis le temple, et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même !" (Mathieu 27,39).
Si la pitié comme la compassion sont les formes les plus hautes de la justice, il faut bien reconnaître qu'elles furent rares au Calvaire. Mis à part quelques femmes, la mère du Sauveur, l'apôtre Jean, le bon larron et un petit nombre d'anonymes, le reste des "spectateurs" serait presque à faire désespérer de la nature humaine. Par contraste, sur la croix, la compassion du Christ nous révèle un aspect merveilleux de sa nature divine: "Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font" (Luc 23,34).
L'agonie sur l'instrument du supplice va durer trois heures, de la sixième à la neuvième, c'est à dire de midi à trois heures. Pendant ce temps les ténèbres vont couvrir la terre, permettant au groupe de femmes et à Jean le disciple de s'approcher, de recueillir les dernières paroles du Sauveur. Elles disent envers et contre tout l'espérance du crucifié; c'est le début du psaume 22, prière usuelle des hébreux dans l'affliction: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" (Mathieu 27,46).
Au moment de la mort du Sauveur, un certain nombre de phénomènes cosmiques et de signes mystiques se produisent. Le voile du temple se déchire de haut en bas, la terre tremble, des rochers se brisent, des morts ressuscitent. La mort du Christ a une résonance profonde dans l'immédiateté de l'univers qui entoure le lieu du Calvaire. Le centurion romain qui commande la troupe gardant les suppliciés a les yeux qui s'ouvrent. Il voit, et il croit: "Vraiment cet homme était le Fils de Dieu" (Mathieu 27,54).
De l'obscurité du Calvaire à la pleine lumière de Pâques, il nous reste encore à écrire pour saisir toute la portée de l'oeuvre du divin rédempteur. Avant de descendre avec le Christ aux enfers dans les paragraphes suivants, plongeons avec "Les Misérables" dans l'obscurité qui entoure la mort de Jean Valjean. Comme le Christ, Jean Valjean boit son calice jusqu'à la lie, et Victor Hugo l'associe au drame du Calvaire vers la fin de son agonie: "La nuit était sans étoiles et profondément obscure. Sans doute, dans l'ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées, attendant l'âme" (Les Misérables - Avant dernier chapitre).
Que se passe-t'il pendant les trois jours durant lesquels le corps de Jésus repose inerte dans une anfractuosité de la montagne ? Ce que fit le Sauveur entre sa mort et sa résurrection, les Evangiles ne le rapportent pas. Laissons Joseph d'Arimathie et Nicodème déposer le corps du Seigneur dans une tombe taillée dans le roc; voir: (Jean 19,38-41) et (Marc 15,42-46). Imaginons-nous la levée des premières étoiles, le silence qui retombe sur le lieu du supplice désormais désert. Par la pensée essayons de suivre le vol de l'esprit du Sauveur vers la suite de son oeuvre rédemptrice.
Juste avant de mourir, Jésus déclare au bon larron: "Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis" (Luc 23,43). Ce retour immédiat vers la maison du Père semble s'opposer au dogme qui s'établit très vite de la "descente aux enfers". Disons tout de suite qu'en quittant ce monde le temps comme l'espace n'ont plus la même signification. Selon la fameuse théorie d'Einstein, nous savons aujourd'hui que temps et espace sont des notions bien relatives. Alors lorsqu'on est le Fils de Dieu, que l'on vient de s'affranchir de la condition mortelle, on évolue forcément dans une autre réalité, qui nous dépasse.
L'apôtre Pierre dans sa première épître nous donne un aperçu de la descente aux enfers du Christ lorsqu'il écrit que Jésus est allé "prêcher aux esprits en prison, qui autrefois avaient été incrédules, lorsque la patience de Dieu se prolongeait, aux jours de Noé, pendant la construction de l'arche, dans laquelle un petit nombre de personnes, c'est-à-dire, huit, furent sauvées à travers l'eau" (1 Pierre 3,19-20) - "Car l'Évangile a été aussi annoncé aux morts, afin que, après avoir été jugés comme les hommes quant à la chair, ils vivent selon Dieu quant à l'Esprit" (1 Pierre 4,6).
La pensée théologique dirigée dans un tel sens nous éloigne des notions où ceux qui sont morts dormiraient dans une espèce d'inconscience. Non ! Les morts de l'Ancien Testament ont pu voir le jour où Jésus est venu: "Abraham, votre père, a tressailli de joie de ce qu'il verrait mon jour: il l'a vu, et il s'est réjoui" (Jean 8,56). Ils ont dialogué avec lui: "Élie et Moïse leur apparurent, s'entretenant avec Jésus" (Marc 9,4). Dans ces textes, l'Eglise puise un renforcement de sa certitude en la "communion des saints", certitude qui est d'ailleurs celle du Credo des Apôtres, lequel contient le fameux article sur la "descente aux enfers".
Le mot enfer vient du latin infernus, c'est à dire "d'en bas". Il correspond à ce que les hébreux appelaient "shéol", c'est à dire le royaume des morts, domaine où régnait l'obscurité, pas la lumière. Il ne s'agit pas du Paradis, ni de l'Enfer où abîme, qui est le domaine des anges réprouvés (Luc 8,31). La visite du Christ dans ces enfers a pour but de libérer les âmes des captifs, pour les emmener vers les régions supérieures des cieux invisibles.
Reconnaissons que cette dimension de l'oeuvre du Christ nous dépasse, comme nous dépasse le Mystère de la Résurrection et de l'Ascencion du Sauveur. Si les Evangiles sont volontairement muets sur le sujet, c'est aussi parce qu'au fond, tout cela est à des années-lumières de notre possibilité de compréhension.
"Jésus a fait encore beaucoup d'autres choses; si on les écrivait en détail, je pense que le monde même ne pourrait contenir les livres qu'on écrirait" (Jean 21,25).
Le matin du premier jour de la semaine, en l'occurrence le dimanche pour les hébreux, celles et ceux qui se présentent devant le tombeau le trouvent vide ! Il faut se rendre à l'évidence, le corps de Jésus n'est plus là... Il ne reste qu'un linceul.
Cela fut-il suffisant pour accréditer l'idée de la résurrection du Sauveur ? Non ! Selon la phrase désormais célèbre de l'Evangile de Jean: "ils ne comprenaient pas encore que, selon l'Écriture, Jésus devait ressusciter d'entre les morts" (Jean 20,9).
Comment auraient-il pu comprendre et admettre pareille réalité ? Mais le Christ va se montrer, parler, se faire toucher, manger avec ses disciples: "Voyez mes mains et mes pieds, c'est bien moi; touchez-moi et voyez: un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai" (Luc 24,39) - "Comme, dans leur joie, ils ne croyaient point encore, et qu'ils étaient dans l'étonnement, il leur dit: Avez-vous ici quelque chose à manger ?" (Luc 24,41).
La Foi en la résurrection va reposer sur le témoignage de celles et ceux qui auront vu Jésus ressuscité. Et là nous touchons un point central de la révélation chrétienne. Comment les apôtres, ces hommes qui il y a quelques jours encore avaient pris la fuite - dans la peur et le reniement - auraient-il pu trouver après - et durant toute leur vie - courage et force pour témoigner, malgré un péril de tous les instants (la plupart sont morts martyrs), pour une réalité dans laquelle ils n'auraient pas cru ? Pour se battre, il faut des certitudes !
Pour les apôtres, le Christ ressuscité d'entre les morts est devenu une certitude, vivante, telle qu'ils n'avaient plus peur ! Comprenons bien qu'il n'y a pas que le doute qui est l'ennemi de la Foi, il y a aussi la peur... celle qui paralyse, empêche d'avancer, de créer, d'imaginer, de construire, d'édifier.
C'est parce que le Christ est ressuscité qu'il est Dieu. Quoiqu'il ait pu dire et faire auparavant, c'est sa résurrection d'entre les morts qui illumine tout le reste. Notre vie même, nos idéaux, nos belles actions, notre amour, tout n'a de sens et de résonance dans l'absolu que parce que la vie est éternelle.
"Car de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce sur grâce; car la loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ" (Jean 1,16-17).